Le 4 mai dernier, Wab Kinew, premier ministre du Manitoba, a fait ce qu’aucun autre chef provincial n’a fait jusqu’à maintenant. Il a révélé comment son gouvernement compte régler son litige contre les compagnies de tabac visant le recouvrement des coûts de santé occasionnés par leurs produits.

Il a dit⁠1 s’attendre à recevoir une remise initiale allant jusqu’à 500 millions de dollars qu’il aimerait consacrer au financement d’un nouveau centre de traitement du cancer, et a ajouté que d’autres paiements suivraient.

Le premier ministre s’est peut-être attendu à ce que cette annonce soit perçue comme une bonne nouvelle. Les sociétés de tabac se retrouveraient enfin à payer pour des coûts de soins de santé découlant de leurs pratiques commerciales néfastes, et les personnes souffrant de cancers causés par leurs produits auraient accès à de meilleurs traitements.

Or, l’entente que le Manitoba (et vraisemblablement d’autres provinces) semble contempler comporte un côté sombre.

Un accord de nature principalement financière qui prévoit le versement de montants dépassant les sommes présentement disponibles repose nécessairement sur des ventes futures.

Présentement environ 12 milliards de dollars sont disponibles pour répondre à l’ensemble des réclamations provinciales et privées, qui totalisent plus de 500 milliards. La cagnotte couvre à peine les 13,5 milliards dus aux victimes québécoises du tabac qui ont pourtant gagné leur recours collectif contre l’industrie !

Les fabricants de tabac, dont les produits nocifs et toxicomanogènes tuent chaque année 52 000 Canadiens, y compris 1500 Manitobains et 13 000 Québécois, échapperaient ainsi à la faillite et continueraient d’exercer leur commerce mortel « habituel ».

Maintenir le cercle vicieux

Le fait d’utiliser des revenus provenant de ventes futures pour financer une compensation étalée dans le temps signifie que ce seront les consommateurs – et non les entreprises – qui financeront l’accord. C’est la dépendance et les poumons des consommateurs qui seront instrumentalisés pour générer les paiements que les compagnies verseront aux provinces. Le cercle vicieux de la dépendance, des maladies et des coûts en soins de santé serait maintenu.

Aucun premier ministre ne devrait accepter un accord qui légitime et maintient les pratiques répréhensibles de l’industrie du tabac qui sont à l’origine de ces poursuites.

Aucun gouvernement ne devrait acquiescer à une compensation qui permet la perpétuation de ces mêmes préjudices.

Plutôt que de prolonger la survie de l’industrie du tabac, de même que l’épidémie du tabagisme et de la dépendance à la nicotine, l’ensemble des premiers ministres devraient collaborer pour imposer l’élimination graduelle du marché commercial du tabac. Ils devraient profiter de ce contexte historique, où les trois plus grands fabricants de cigarettes au Canada font face à la faillite, pour les forcer à mettre fin au recrutement de nouveaux clients et à entreprendre l’élimination graduelle de leur commerce nocif.

En fait, si le premier ministre François Legault envisage lui aussi une entente financière plutôt qu’un accord qui vise à protéger la santé, il serait dans le champ par rapport à l’opinion publique. Un sondage Léger⁠2 réalisé à l’automne 2023 pour nos organismes révèle que 75 % des Québécois (83 % de ceux exprimant une opinion) préféraient que leur province « profite de ces poursuites pour obliger les fabricants de tabac à éliminer progressivement la vente commerciale des cigarettes au Canada ».

L’omerta rompue

Là où le premier ministre Kinew mérite d’être applaudi, c’est sur le fait qu’il ait rompu l’omerta empêchant le public de savoir ce qui se trame depuis cinq ans dans le cadre des négociations secrètes entre les gouvernements et les fabricants de cigarettes. Les choix qui décideront si cette industrie échappera à la faillite et quelles sanctions lui seront imposées en lien avec des décennies de comportements sournois constituent des questions d’ordre public qui méritent la transparence et un débat public.

Le gouvernement du Québec, comme ceux des autres provinces, devrait sans tarder consulter ses citoyens sur le sort que mérite l’industrie du tabac.

Une telle action démocratique ne va pas à l’encontre de l’ordre de confidentialité fourni par les tribunaux aux compagnies dans le cadre de leur protection contre l’insolvabilité. À vrai dire, les négociations seraient mieux desservies si les avocats des provinces étaient renseignés sur les priorités de ceux qu’ils sont supposés représenter.

Or, en l’absence de transparence et d’engagement public, un accord comme celui présagé par le Manitoba correspond parfaitement à une prise d’argent pernicieuse, soit une entente viciée enrobée de bons sentiments pour dissimuler la bouée de sauvetage accordée à cette industrie meurtrière.

*Cosignataires : Cynthia Callard, Médecins pour un Canada sans fumée ; Les Hagen, Action on Smoking & Health (ASH)

1. Lisez « Province to use tobacco company settlement funds to pay for new CancerCare building » (en anglais) 2. Consultez les résultats du sondage Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue