Après neuf ans de gestation, Crépuscule a vu l’aube. Son auteur, Philippe Claudel, était de passage à Montréal pour décortiquer ce dense récit où une danse macabre et malsaine s’exécute au sein d’un village perdu, sitôt qu’un curé est assassiné. Entre fable politique, roman social et polar, l’œuvre cristallise métaphoriquement des travers de notre époque, notamment l’inquiétant processus de « fabrication de la vérité ».

Petite ville anonyme sans histoire, dans un empire engourdi évoquant l’Europe centrale il y a un siècle, T. va inexorablement s’enfoncer dans une intrigue poisseuse et une électrisation des tensions communautaires, le meurtre du clerc faisant office d’étincelle. Le Policier et son Adjoint (les personnages sont, pour la plupart, nommés par leur fonction), duo hautement contrasté, cherchent à éclaircir les évènements. Mais sur leur route, ils ne trouveront que des ombres – dont se repaissent les notables – qui se prétendront lumières, car nul ne semble attacher d’importance au fond de la vérité, sinon à celle, artificielle, faisant l’affaire de tous.

Même si Crépuscule se veut de portée plutôt universelle, avec le gommage des indices spatio-temporels, il s’est nourri des grands remous politiques et sociaux de la dernière décennie, pendant laquelle Philippe Claudel l’a composé par intermittence (il mène de front plusieurs projets). « Quand on se lance dans ce genre de grosse machine romanesque, écrite sur une longue période pendant laquelle de riches évènements surviennent, le roman devient une chaudière qui s’alimente de ces éléments », indique l’auteur, de passage à La Presse.

Son filet fut bien garni : mouvement #moiaussi, démagogues aux « vérités alternatives » portés au pouvoir, attisement des tensions interreligieuses, morale dézippée à coup de braguette par des puissants (affaires DSK et Weinstein, entre autres)…

Rouage central du récit, le mécanisme de fabrication d’une vérité travestie bien plus commode que l’authentique s’enclenche pour broyer du bouc émissaire. « On a certes déjà vu des régimes totalitaires qui ont révisé l’Histoire, mais depuis une dizaine d’années, on assiste à l’ébranlement de ce couple binaire vérité/mensonge. On remplace l’expertise par l’opinion, peut-être sans avoir encore pris la mesure du tremblement de terre mental que cela provoque », pointe le romancier, déplorant un ressac de l’obscurantisme, « dont le complotisme est le nouveau visage ». Difficile de ne pas songer non plus aux réseaux sociaux, même si Philippe Claudel pratique une abstinence totale en la matière, qui catalysent à ses yeux ces élans de contre-vérités, favorisant la pensée réactive plutôt que celle ayant le temps de se forger.

Carrefour et échecs

Crépuscule séduit aussi par son statut de carrefour de divers genres littéraires, au centre duquel l’auteur aime à se placer. « J’essaye de forger la forme la plus adéquate à mon époque et à mon propos », lance celui qui a créé, comme réceptacle de ces évènements fictifs, une « Europe centrale fantasmée, avec son folklore », collectionnant indices et fausses routes dès que le lecteur tente de le calquer sur le monde réel.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Philippe Claudel

On n’est pas dans l’illusion réaliste, mais plus dans un jeu d’échecs où les pièces se meuvent.

Philippe Claudel, auteur

Parmi ces dernières, on retrouve deux figures marquantes, le policier Nourio et son adjoint Baraj, modelés à partir des couples cinématographiques contrastés classiques. Armé de son petit pouvoir, le premier se laisse ronger par une sexualité débridée, parfois à la limite de la pédophilie – il incarne ainsi les nombreuses figures du pouvoir commettant des dérapages en la matière, au plus grand mépris de leurs obligations morales. Pôle opposé, son adjoint, stigmatisé comme idiot du village, fait contrepoids avec sa candeur, son amour de la nature et des bonheurs simples. Certains n’hésiteront pas à le martyriser, l’écrivain confessant qu’une partie de son passé s’y lit en filigrane : lui-même a subi des actes d’intimidation de son temps d’écolier.

Ces deux pièces d’échecs et leurs homologues (le Rapporteur de l’Administration, le Maire, etc.) évoluent dans un microcosme symbolique d’un macrocosme, petite ville où l’hiver ne lâche pas prise. Une atmosphère d’engourdissement peut-être à interpréter comme un avertissement, une pente sur laquelle on se laisse glisser. « L’inconscience de certains “empires” m’inquiète. La vieille Europe pense qu’elle est toujours un continent fort sur tous les plans, et que cela durera encore longtemps. Sans parler de déclin, il y a une forme d’aveuglement, de sentiment d’empire engourdi dans nos civilisations occidentales qui ne prend pas la mesure du changement, ne réalise pas que ses voisins se réveillent. »

Cela dit, Philippe Claudel confie apprécier la saison froide, le plaçant dans d’excellentes dispositions artistiques. « “Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver” : je regrette de ne pas avoir trouvé cette phrase moi-même ! », conclut-il en riant.

Crépuscule

Crépuscule

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511 pages