En fin de semaine, il fera froid. Normal, c’est l’hiver. Nous aurons sans doute tous la même réaction au sortir de nos chaumières, au moment du passage de l’air chaud de nos maisons à l’air glacial, comme une petite contraction involontaire du corps et le souffle coupé, le temps qu’on s’ajuste. On parlera du froid chaque fois qu’on rencontrera quelqu’un : un vendeur dans une boutique, un serveur au restaurant, le chauffeur d’autobus, les amis chez qui on va souper (en espérant qu’il y ait un potage fumant au menu).

Pas trop souvent un tel froid, s’il vous plaît.

J’ai une autre solution pour vous réchauffer : l’histoire de Grise Fiord, Aujuittuq en inuktitut, ou le lieu qui ne dégèle jamais. L’histoire de ce village d’à peine 130 personnes est fascinante.

Grise Fiord est situé sur l’île d’Ellesmere au Nunavut. C’était le village le plus nordique du Canada jusqu’à l’établissement de la base militaire d’Alert un peu plus au nord, sur la même île. Le record de froid à Grise Fiord, c’est –62,2 °C, sans le facteur vent (!). Mais ce n’est pas tant de météo que je veux vous parler, même si, quand on parle de Grise Fiord, ça devient incontournable.

Grise Fiord a été fondée par le gouvernement canadien en 1953, en pleine guerre froide. Le gouvernement désirait alors affirmer sa souveraineté sur son territoire, tout son territoire. Or, en Extrême-Arctique, il n’y avait personne. Et quel meilleur moyen que d’affirmer qu’un territoire nous appartient que de l’habiter ? Dans la courte histoire de ce pays, le gouvernement sait très bien jouer de cette notion à son avantage. Le problème, c’est quand justement, personne ne l’habite, ce territoire.

Le gouvernement canadien s’est alors dit que des Inuits pour habiter l’Extrême-Arctique, ça ferait très bien l’affaire. Après tout, les Inuits connaissent le froid, non ? Le gouvernement a alors entrepris une campagne de séduction auprès de familles d’Inukjuak, au Québec, en leur promettant des maisons et du gibier en abondance. Ils n’auraient besoin de se soucier de rien, tout serait fourni. Mais Grise Fiord, à vol d’oiseau, c’est à 2000 kilomètres de leur village. Vers le nord. Évidemment, personne ne s’est montré intéressé.

Le gouvernement a alors joué de plus de finesse en disant à une famille qu’une autre famille, ses cousins, avait elle accepté de s’y rendre. Il a répété le manège à plusieurs reprises. Or, il n’y avait rien de plus faux. Une machination.

Ne voulant être séparées des leurs, les familles ont finalement accepté sans connaître la vérité. De plus, on leur garantissait qu’elles pourraient revenir au bout de deux ans. Tout ce beau monde, sept familles en tout, s’est donc dirigé vers le Nord.

À leur grande surprise, à leur arrivée, il n’y avait rien. Sauf du froid. Grise Fiord, c’est un désert polaire et les Inuits (oui même eux !) n’avaient aucune idée comment survivre dans de telles conditions.

Pas de maisons telles qu’elles avaient été promises par le gouvernement. Les nouveaux arrivants n’avaient que leurs tentes, totalement inadéquates pour le climat. Ils ont dû se résigner à brûler leurs kayaks pour se réchauffer. Or sans kayak, pas de chasse au morse.

Il y avait bien quelques rares animaux comme le bœuf musqué, mais les agents de la GRC empêchaient les Inuits de les tuer sous peine d’une amende de 5000 $. Les Inuits, obéissants et sans le sou, se sont tournés vers le phoque pour éviter la famine. Ils ont mangé du phoque à s’en écœurer. Ils ont eu faim.

C’est comme si on avait dit à ces mêmes Inuits : on vous délocalise à New York, au Sud, et vous allez pouvoir y vivre selon vos coutumes. Les Inuits n’auraient évidemment pas su quoi faire à New York, à 2000 kilomètres de chez eux, avec cette flore et cette faune toutes différentes. C’est exactement ce qui s’est passé à Grise Fiord.

Contrairement à sa promesse, orale, le gouvernement n’a jamais voulu les laisser rentrer chez eux, malgré leurs supplications. Une promesse orale ne compte pas aux yeux du gouvernement.

Plusieurs Inuits sont morts.

Le gouvernement n’a non seulement pas respecté ses promesses, mais il a floué ces Inuits. Ils ont été abandonnés. Leur vie a été volée. Aujourd’hui encore, la douleur est perceptible parmi les témoignages qu’on peut entendre dans l’excellente balado Immersion, de Radio-Canada, épisode Grise Fiord.

Certains Inuits sont finalement rentrés chez eux, à Inukjuak, à la fin des années 1980, 35 ans après la déportation.

Le Canada finira par s’excuser en 2010.

L’histoire du Canada s’est construite sur des promesses de ce genre, des promesses prises dans la glace et qui fondent aux premières lueurs du printemps. Heureusement que des gens se souviennent.