L’ancienne journaliste et ex-députée Paule Robitaille parcourt l’Europe depuis quelques semaines afin de rendre compte des impacts concrets de l’invasion russe en Ukraine.

(Kyiv, Ukraine) Hlib Stryzhko, diplômé d’histoire de l’Université de Dniepr en Ukraine, rappelle bien plus les champions d’art oratoire des bonnes écoles que les gladiateurs ; plus Paul St-Pierre Plamondon que Georges St-Pierre. Il est pourtant un guerrier redoutable.

Nous nous rencontrons dans un café branché de Kyiv. De ses doigts fins, le jeune homme d’environ 5 pi 8 po (1, 76 m) au regard enjoué pointe sur une carte les batailles que lui et ses soldats ont menées à Marioupol. Il décrit les horreurs à l’intérieur du complexe métallurgique d’Azovstal, l’un des théâtres les plus violents de la guerre. Vingt mille personnes, militaires et civils, auraient péri durant le siège de la ville martyre.

Hlib, vétéran à 26 ans, est l’un de ses héros. D’origines pêle-mêles ukrainienne, juive et russe, il est le produit de parents soviétiques. Petit-fils d’un officier de l’armée soviétique, il a rompu avec la famille paternelle lorsque les troupes de Poutine ont pris la Crimée en 2014.

Il y a un an, Hlib s’est enrôlé dans l’armée ukrainienne pour mener une unité de six soldats de 17 à 19 ans, partie d’un bataillon de l’infanterie marine. Il ignorait ce qui l’attendait.

Rapidement après l’invasion russe du 24 février, les 80 soldats du bataillon et son petit groupe entrent dans la ville et creusent de longues tranchées dans un froid humide. Ils tentent de repousser l’ennemi russe dans leurs trous, les pieds englués dans la boue et la neige. Il pleut en soirée et ça gèle la nuit. « Le matin, nos uniformes étaient tellement gelés qu’il fallait les ramollir à coups de poing. » Mais ils sont rapidement encerclés. Des images en noir et blanc de la Première Guerre mondiale nous viennent en tête. « Nous étions sous les bombardements incessants nuit et jour. Parfois, des saboteurs de l’autre camp venaient engager des combats directs à la Kalachnikov. » Le calvaire dure un mois.

PHOTO FOURNIE PAR L’AUTEURE

Hlib Stryzhko

« On a développé une forme d’humour noir. On imaginait nos funérailles. On se demandait quelle était la meilleure façon de mourir, si c’était mieux de perdre un bras ou une jambe. Il fallait garder le moral. L’intensité des frappes était exponentielle. Je m’efforçais de rappeler à mes hommes pourquoi nous nous battions, que c’était pour la survie de notre nation, pour nos enfants, nos parents. Ça les aidait à dormir. »

Mais la situation devient intenable. Il faut bouger. Ils se retranchent dans l’immense complexe de l’aciérie d’Azovstal. « C’était comme dans un jeu vidéo à la différence qu’on pouvait mourir pour de vrai. Ça tirait de partout. C’était le chaos. » Dans la mêlée, Hlib a perdu l’un de ses hommes. « Il avait 19 ans. Il était plein de rêves », confie-t-il de la douceur dans la voix.

Et puis, un missile frappe le bâtiment où il se trouve, qui s’effondre. Hlib tombe du troisième étage. Il est recouvert de gravats.

« Je ne répondais plus au signal radio, mais mes compagnons d’armes m’ont retrouvé sous les décombres et transporté à l’hôpital de campagne dans l’usine. »

« Mon bassin était en morceaux, j’avais le côté gauche de la mâchoire et le nez cassés, la poitrine contusionnée, une commotion cérébrale, les dents fêlées, les poumons abîmés, je ne voyais plus. » Durant l’explosion, ses lunettes tactiques lui ont collé à la peau. « On les a arrachées d’un coup, je ne pouvais plus ouvrir les yeux. J’avais les nerfs atrophiés. » Hlib a perdu l’œil gauche.

Mais les combats se poursuivaient. L’aciérie et l’hôpital étaient toujours encerclés par les troupes russes. À partir de là, il perd conscience. Il se réveille « sous la protection du ministère de la Sécurité d’État de la Fédération de Russie ». « Lorsque j’ai réalisé que j’étais prisonnier, j’ai eu peur, raconte-t-il. On m’a déshabillé, pris tous mes documents, on m’a interrogé. Je me suis senti totalement vulnérable. »

Il est transféré à l’hôpital de Novoazovsk, une ville ukrainienne sous occupation russe. Pendant tout son séjour, on ne lui prodigue aucun soin, ne lui donne aucun antidouleur. Il n’y a pas de dentiste ni d’ophtalmologiste. « Reste allongé, ça va guérir tout seul ! », m’ont-ils dit. Cela a duré 17 jours. « J’ai eu de la chance. Un ami blessé avec des éclats d’obus dans la jambe n’a pas été traité d’avril à novembre, date à laquelle il a été échangé ! »

Les plus amochés font les meilleures vidéos de propagande, il est donc le protagoniste de plusieurs. L’une d’entre elles le sauve. Il me le montre. Il a le visage tuméfié, les yeux fermés et il parle avec difficulté. Le clip de 40 secondes est mis sur Telegram. Sa famille le voit. « Ma mère était horrifiée, mais j’étais vivant. » La famille et les amis font pression sur les autorités ukrainiennes pour accélérer sa libération. Le destin veut qu’il soit transféré de Crimée et échangé avec 50 prisonniers le 17 avril 2022.

Ensuite, c’est la reconstruction. On lui refait les dents, remplace les hanches. Impossible de sauver son œil. En juillet, il est incapable de s’asseoir. Mais rapidement, il surprend tous les médecins. « Maintenant, je cours 10 km ! » Et de la course, il en fait tous les jours. « Ça me calme. » Il se promet un demi-marathon en avril prochain, un an après son accident comme pour dire aux Russes qu’ils ne l’ont pas brisé, que le peuple ukrainien est plus fort que tout. À l’automne, ça sera un marathon.

Le plus difficile ? « C’est de cesser d’essayer de comprendre pourquoi je suis le seul des 80 soldats de mon bataillon qui soit revenu. J’y pense tous les jours. C’est aussi de ne plus pouvoir retourner au combat. » Il se consacre aujourd’hui à la reconstruction psychologique des soldats qui reviennent du front.

— « Hlib, vous êtes historien, est-ce que les Russes et les Ukrainiens seront un jour amis ? Y aurait-il une réconciliation ?

— Non. Jamais. Les Russes veulent détruire qui nous sommes. Nous nous battons depuis des siècles. Nous serons toujours ennemis. »