L’ancienne journaliste et députée Paule Robitaille parcourt l’Europe depuis quelques semaines afin de rendre compte des impacts concrets de l’invasion russe en Ukraine.

(Lviv, Ukraine) Nous devons rencontrer Andriy Sadovy à l’hôtel de ville de Lviv à 15 h. Nous sortons de table au café juste à côté, lorsque tout à coup les sirènes se mettent à retentir partout dans la cité médiévale où se trouve le bureau du maire. Des missiles russes en vol, encore. Son adjoint est catégorique : l’entrevue aura lieu, mais dans le sous-sol de la mairie.

Nous descendons les marches de l’édifice avec des dizaines de fonctionnaires municipaux. Des gens sont entassés sur de longs bancs devant leurs ordinateurs portables. Ils travaillent toujours. Il y a du café, des biscuits. Quelques lumières colorées nous rappellent le temps des Fêtes. On nous amène dans une salle, tout au fond, séparée simplement par un rideau du reste des lieux. Un drapeau ukrainien géant tapisse tout un mur. C’est le bureau du maire dans le bunker de l’hôtel de ville.

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Le maire de Lviv, Andriy Sadovy, répond aux questions de Paule Robitaille. Des missiles russes survolent la ville, encore. L’entrevue a lieu à l’hôtel de ville, mais dans le sous-sol de la mairie, le bunker du maire.

Arrive Andriy Sadovy ; un grand gaillard blond dans la cinquantaine. Aux commandes de cette ville de l’Ouest ukrainien depuis 18 ans, il salue tout le monde personnellement et s’assoit sans cérémonie. « Désolé du retard. » Il m’explique qu’il ne change pas son horaire à cause des missiles russes, il y a trop de travail.

Exemple : en neuf mois, la municipalité a construit 6000 abris antimissiles, dont 1000 qui pourront être chauffés au bois. « On a déjà cordé tout ce qu’il faut ! » Sa ville a vu transiter cinq millions de déplacés. Plusieurs ont décidé de rester (le maire en a même hébergé quelques-uns chez lui). Il a donc fallu organiser les services et augmenter considérablement le nombre de logements sociaux.

Et tous les jours à Lviv, le maire Sadovy rencontre des familles endeuillées. Aujourd’hui seulement, il y avait les funérailles de trois jeunes hommes de la région, tombés au combat. « La ville prend en charge des frais de funérailles. C’est trop pour les citoyens, » m’explique-t-il.

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Lviv reçoit la majorité des blessés des combats qui font rage entre le Donbass et Kherson. Ici, le maire réconforte un jeune soldat.

Lviv se situe très loin du front, mais joue un rôle essentiel. La ville reçoit la majorité des blessés des combats qui font rage entre le Donbass et Kherson. Depuis le début de la guerre, les travailleurs de la santé de Lviv ont déjà traité plus de 11 000 militaires et civils.

Et comme si ce n’était pas assez, depuis septembre, la Russie a levé d’un cran le défi de la gestion municipale. Ses missiles ont détruit jusqu’à maintenant cinq transformateurs qui généraient la moitié de l’électricité de la ville. Aujourd’hui, Dieu merci, les obus n’ont pas frappé la ville. « Alors monsieur le maire, comment vous préparez-vous à l’hiver ? » Il me regarde, prend une pause et se lance. « Je dois voir à ce qu’il y ait un minimum d’électricité pour toute la population ; dans les foyers, dans nos 127 écoles, pour nos services essentiels. Il faut un an pour réparer chacun des transformateurs. Alors, on ne comptera pas là-dessus cet hiver. On subventionne la moitié du coût des générateurs pour les entreprises et les familles. Ensuite, je dois m’assurer qu’il y ait des transports en commun (les tramways fonctionnent à l’électricité). Il faut aussi que les hôpitaux roulent, que les interventions chirurgicales procèdent, qu’il y ait suffisamment de prothèses temporaires et permanentes pour les soldats, les enfants et les vieillards. Ça manque, vous savez. Il y a énormément d’amputations. Mais je ne suis pas médecin, je suis maire. Il faut d’abord se préparer pour l’hiver, survivre, tenir le coup. C’est mon devoir. »

Il me raconte qu’un jour, il a rencontré une mère et ses deux enfants. Chacun d’eux avait perdu une jambe. Ils venaient de l’est du pays. « Cette fois-là, j’ai craqué, j’ai pleuré. Je suis un père aussi, vous savez. » Alors, il a donné une mission à sa ville.

Sur la manche de son chandail, on lit « Unbroken ». Pourquoi ? « Pour dire que nous ne serons jamais brisés. » Peut-être pas brisés, mais il faudra aussi panser les plaies physiques et mentales d’une nation traumatisée. Le maire se veut alors visionnaire et parle de son projet. « Nous serons le premier écosystème national de réadaptation. » Si ailleurs dans son pays, il faudra reconstruire des villes entières, à Lviv, on reconstruira les humains. « Nous serons le modèle pour tout le pays. » Déjà, la ville de 800 000 habitants compte un hôpital général de 1300 lits, d’autres militaires et un pour enfants, 4000 travailleurs de la santé, un centre de réadaptation, une petite fabrique de prothèses. « Mais il en faudra plus », me confie-t-il se foutant éperdument de la sirène qui résonne. Il est ailleurs, dans l’avenir.

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Optimiste, le maire a un projet pour sa ville de 800 000 habitants : « Unbroken » : « Nous serons le premier écosystème national de réadaptation. » Si ailleurs dans son pays, il faudra reconstruire des villes entières, à Lviv, on reconstruira les humains. « Nous serons le modèle pour tout le pays. »

Il me montre les plans de la cité « Unbroken ». « Ici, nous construisons déjà un nouveau centre de réadaptation. Là-bas, ce sera une école juste à côté de l’hôpital pour enfants afin d’aider les petits handicapés (ils sont déjà des milliers). Plus loin, ce parc offrira des activités pour les amputés de guerre. Par là-bas, une usine permettra d’augmenter la fabrication de prothèses. Nous y offrirons des emplois aux vétérans. » Et il y aura aussi un centre pour répondre aux énormes besoins en santé mentale.

Et vous allez financer ça comment ? Il cite les nombreux partenaires : les États-Unis, la Suisse, l’Union européenne, le Japon, le Danemark, Israël, le petit pays de Malte. Et le Canada ? Totalement absent. « Ils [les Canadiens] n’ont jamais montré un intérêt pour le projet ». Jamais ? Mon pays qui accueille la plus grande diaspora ukrainienne de la planète, qui possède une expertise incomparable en génie civil et en réadaptation et qui dit avoir donné 320 millions de dollars en aide humanitaire pourrait-il, s’il vous plaît, agir concrètement et participer à la reconstruction des humains dans la ville de Lviv ?

Entre-temps, le maire devra tenir ses citoyens au chaud et les protéger de l’impact dévastateur des missiles russes sur le cœur névralgique de Lviv. « Unbroken », promet-il.