Carey Price a donc dit qu’il savait ce qu’était Poly (contrairement à ce que le Canadien avait laissé entendre). Peu importe, j’ai lu des centaines de commentaires sur les réseaux sociaux de fans qui étaient prêts à l’excuser, sous prétexte que les évènements de Polytechnique s’étaient déroulés alors que le gardien avait 2 ans. Que, en gros, ce qui s’est passé avant notre naissance ne compte pas.

Vendredi, à la télé, le réalisateur Xavier Dolan, 33 ans, découragé et perplexe, parlait de ses jeunes collaborateurs du milieu culturel qui ignoraient avec arrogance qui était la comédienne Julie Le Breton. « Ça ne concerne pas notre génération, cette actrice-là »… Deux histoires, deux cas de « après moi le déluge », ou plutôt : « avant moi, le raz-de-marée ». Que nous dit cette impasse sur le passé et sur la transmission collective qui se joue actuellement ?

Cette attitude n’est pas majoritaire, heureusement, mais on la constate, on l’entend, elle gagne du terrain. Pas toujours avec cet aplomb que je viens d’évoquer, mais ça va de la méconnaissance confortable du « on n’était même pas nés », à l’agacement soutenu devant le passé : « c’est des vieilles affaires, fatiguez-nous pas avec ça ».

Ça parle de transmission. Il y a toujours eu un fossé, une méfiance naturelle, voire parfois des ruptures entre les générations, mais celui que notre époque connaît est inédit.

Avec l’avènement de la culture mondialisée et le truchement des plateformes numériques, l’enjeu est d’un autre ordre. Les cultures locales, les patrimoines nationaux ne sont plus de taille face aux empires culturels mondiaux. Le passage aux nouvelles générations devient très compliqué. Il y a réellement un AVANT et un APRÈS.

Ça parle d’histoire. Le récit de ce qui nous a précédés a dorénavant mauvaise presse. L’histoire est coloniale, patriarcale. On la défie, on la fuit comme la peste. Non, l’histoire n’est pas neutre, c’est la vision des vainqueurs, elle est dure, mais encore faut-il accepter qu’elle existe pour la nuancer, en élargir le spectre, avancer avec des arguments, ne pas en répéter les erreurs.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

L’église Saint-Gérard-Majella, peu avant sa démolition en 2015

Ça parle de patrimoine, qui se déglingue, qui brûle ou est démoli sous nos yeux las. Nous en éprouvons une tristesse passagère, mais après, bof… Ça coûte cher à entretenir, et après tout, à qui ça parle, les vieilles pierres ? Quelle différence fait un couvent en moins, une grange charlevoisienne qui s’écroule en silence, une maison du XIXe siècle rasée ? Le patrimoine bâti est apprécié lorsqu’il est souple et malléable. Ainsi, les shoebox montréalais font de si jolies maisons d’architectes !

Cette coupure nonchalante d’avec le passé débouche aussi sur de l’âgisme. Paresse ou idéologie ? L’âgisme se répand, sournois, dans la société.

C’est se méfier des personnes vieillissantes, c’est l’argument détestable du O.K. Boomer, qui dit au fond : « Ta yeule, va te coucher, on se fout de ton avis et de ton bagage de connaissances. » Il y a peu, quelques générations à peine, le lien avec les personnes âgées était naturel, la transmission fonctionnait. Que s’est-il passé pour que des murs se dressent ? Ceux qui ignorent les vieux ne sont pas nés par génération spontanée… Cette rupture conduit, ultimement, à des aberrations comme la maltraitante dans l’indifférence générale, à la crise des CHSLD pendant la pandémie, et à l’idée généralement acceptée au Québec qu’il convient d’aller se parquer dans des ghettos hors société lorsqu’on atteint la retraite.

Il y a quelque chose de paradoxal dans ce rejet affiché du passé et de ce qui était avant nous. En ce moment, l’air du temps est au recyclage et au vintage, à la remise à la mode d’époques de plus en plus récentes. Un passé acceptable est à la fois décoratif et idéologique. Il sert à conforter nos goûts et nos prises de position, il est un matériau malléable. Nous choisissons l’esthétique présentable et le passé acceptable.

Vers quoi nous fait avancer cette idée que le passé, l’histoire sont encombrants, que le récit commence avec nous et notre génération ? Que nous sommes sans racines, des nomades de l’histoire en apesanteur délivrés de la job de transmission ? Vers l’obsolescence programmée des générations, toujours plus rapides, plus remplaçables parce que sans mémoire collective forte, et de ce fait, malléables. Vers un présentisme tyrannique.

La rupture d’avec le sens de l’histoire, d’avec la mémoire ne nous profite pas, ni individuellement ni collectivement. C’est une chimère que de nous croire sans racines, hyper nomades butinant dans un grand tout mondialisé et sans attaches ni passé. Je ne sais pas d’où viendront les solutions, mais je compte plus sur Xavier Dolan, qui lui, lucide, voit le problème, que sur le Canadien…