Combien de temps les manifestants propalestiniens peuvent-ils camper à l’Université McGill ?

On aura bientôt la réponse, puisque McGill s’apprête à déposer une nouvelle demande d’injonction pour faire démanteler le campement.

Une prédiction ? Dans l’état actuel des choses, les chartes de droits et libertés de la personne donnent aux manifestants le droit de rester là longtemps. Très longtemps. Peut-être même indéfiniment.

« Tant qu’il n’y a pas de violence ou de propos haineux, de risques à la sécurité publique ou à la santé, et que les activités de l’université ne sont pas affectées, le droit à la liberté d’expression et à la manifestation pacifique continue à primer », dit Charles-Maxime Panaccio, professeur à la faculté de droit de l’Université d’Ottawa et spécialiste des droits de la personne, qui a analysé les décisions antérieures des tribunaux sur le sujet.

La semaine dernière, la Cour supérieure a rejeté une demande d’injonction provisoire (autrement dit, une injonction en urgence) de l’Université McGill pour faire fermer le campement. McGill demandera cette fois une injonction interlocutoire ; l’Université devra prouver qu’elle risque un tort sérieux ou irréparable, et que les avantages d’accorder une injonction à ce stade sont plus importants que les inconvénients.

Pour obtenir une injonction provisoire, il faut prouver l’urgence de la situation, ce que McGill n’a pas réussi à faire devant la Cour supérieure la semaine dernière.

La Cour supérieure n’a toutefois pas tranché la question principale sur le fond : les manifestants ont-ils le droit d’occuper jour et nuit une partie du campus de McGill ?

Le droit de manifester pacifiquement fait partie du droit à la liberté d’expression, protégé par la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.

Le droit à la liberté d’expression est interprété de façon très large par les tribunaux. Mais il n’est pas absolu ni infini. Voyons-en les contours.

On entend souvent les opposants au campement dire que l’Université McGill est un lieu « privé », et qu’on ne peut pas y ériger un campement. C’est l’un des arguments de McGill1 et du gouvernement Legault2.

Juridiquement, c’est très mince. McGill n’ira pas très loin devant le tribunal avec cet argument.

Certes, le terrain appartient à McGill, personne ne remet ça en question. Mais l’accès à l’Université McGill est public. Comme un parc est à la fois la propriété d’une municipalité et un lieu public accessible à tous, où l’on peut venir manifester de façon raisonnable.

Dans les années 1990, des partisans pour la transformation du Canada en république ont voulu distribuer des tracts à l’aéroport, un terrain fédéral. Le fédéral a tenté de les en empêcher, plaidant que l’aéroport était sa propriété. Ça n’a pas rapport, a conclu la Cour suprême. Tant qu’on ne perturbe pas les activités de l’aéroport (un lieu accessible au public), on peut venir y manifester de façon raisonnable, a-t-elle tranché3.

Tout ça ne veut évidemment pas dire qu’on peut manifester n’importe où et n’importe comment.

En 2011, des manifestants du mouvement Occupy, un mouvement contre les inégalités économiques, ont établi un campement dans un parc de Toronto. Ils y vivaient jour et nuit. Les résidants continuaient d’avoir accès au parc, mais les manifestants occupaient plus de la moitié du terrain. La Ville de Toronto a alors adopté un règlement municipal interdisant d’ériger des campements dans les parcs et de les fréquenter la nuit. Les tribunaux ont jugé que ce règlement était légal, que l’atteinte à la liberté d’expression était raisonnable et justifiée dans les circonstances en vertu de l’article 1 de la Charte canadienne.

Ce qui a fait pencher la balance dans le cas d’Occupy Toronto, c’est que les résidants ont témoigné fréquenter beaucoup moins le parc en raison du campement. Le tribunal a jugé que les manifestants ont en quelque sorte dénaturé le parc, que la cohabitation avec les résidants était impossible en pratique, que les résidants ne pouvaient plus profiter des lieux, et que la Ville était justifiée d’imposer une limite raisonnable aux manifestations4.

Ce qui est bon pour Occupy Toronto est-il bon pour le campement de McGill ? Oui et non.

Oui, les mêmes critères s’appliquent. Mais dans les dossiers de liberté d’expression, les faits sont très importants.

Dans le cas du campement de McGill, les manifestants occupent une petite partie du campus. Ils n’empêchent pas le déroulement des activités de l’université (sauf les cérémonies de diplomation, que McGill a déplacées ailleurs). Il n’y a pas de problèmes de sécurité apparents pour l’instant (sauf peut-être pour l’accès à une sortie d’urgence d’un immeuble). À la lumière des faits connus publiquement, les manifestants sont pacifiques, non violents, et ne diffuseraient pas de propos haineux ou incitant à la violence, même s’ils critiquent très sévèrement Israël et le sionisme5.

Bref, le fardeau de la preuve incombera à McGill, qui demande l’injonction, et ce fardeau sera élevé. À la lumière des faits connus publiquement, un tribunal déciderait probablement que le campement de McGill est protégé par la liberté d’expression, estime le professeur Charles-Maxime Panaccio. « S’il y avait des enjeux de sécurité, si ça dégénérait, ou s’il y avait des enjeux de salubrité publique, ce serait autre chose », dit-il.

Le meilleur argument de McGill actuellement ? Le campement ne serait pas sécuritaire parce qu’il touche à l’un des pavillons et bloquerait la sortie d’urgence d’un immeuble. Si McGill parvient à faire cette démonstration sur le plan de la sécurité de façon convaincante devant un tribunal, l’Université pourrait gagner sa cause.

Or, quand on porte atteinte aux droits fondamentaux, on doit le faire de manière minimale. Même si McGill gagnait sur ce point, le tribunal pourrait choisir d’ordonner le démantèlement du campement ou... son déplacement plus loin afin qu’il soit sécuritaire et ne bloque pas la sortie d’urgence.

En plus de la question de la sortie d’urgence qui serait bloquée, le campement dans sa taille actuelle cause « certains inconvénients » sur le campus, convient le professeur Panaccio. Or, ajoute-t-il, « il faut les tolérer, car la liberté d’expression est un droit fondamental ».

Ça ne veut pas dire que les manifestants peuvent faire ce qu’ils veulent.

Si le campement occupait la majorité du campus ou que les manifestants faisaient un bruit tel que les autres étudiants ne pouvaient pas vaquer à leurs occupations, McGill pourrait plaider que le campus est dénaturé, qu’on interfère avec les activités de l’université et qu’il y a un enjeu de sécurité publique.

Si les manifestants s’étaient installés dans la rue Sherbrooke pour la bloquer en permanence, ce serait aussi différent. Le droit à la liberté d’expression ne permet pas de bloquer une artère principale de circulation pendant des semaines, avec toutes les conséquences que ça implique pour les autres citoyens.

Une manifestation semblable au « convoi de la liberté », qui a paralysé le centre-ville d’Ottawa pendant des semaines à l’hiver 2022, ne serait pas tolérée par les tribunaux. « Les manifestants avaient le droit de venir s’exprimer et ensuite de partir, mais pas de bloquer le centre-ville », résume le professeur Panaccio.

Durant les années 1980, le Parlement du Canada avait interdit tout campement sur son terrain. Des manifestants ont contesté sans succès cette interdiction jusqu’en Cour d’appel fédérale6. McGill pourrait plaider cette cause, mais elle date de plusieurs décennies et les enjeux de sécurité sont plus importants pour une assemblée législative (par exemple, la sécurité des élus) que pour une université.

Dans sa forme actuelle, le campement de McGill pourrait-il se poursuivre durant des semaines, voire des mois ? Probablement, si on se fie aux décisions antérieures des tribunaux. Indéfiniment ? On ne peut pas le dire avec certitude, ce genre de situation n’ayant jamais vraiment été tranché par les tribunaux, estime le professeur Panaccio, qui rappelle que la situation au campement peut, bien sûr, être appelée à évoluer.

Dernier détail : la cause pour laquelle on manifeste n’importe pas. Qu’on manifeste pour le sort de la Palestine, contre les mesures sanitaires, contre l’avortement ou pour le retour des Nordiques, ça ne change rien, on a la même liberté d’expression.

1. Lisez « McGill va déposer une nouvelle demande d’injonction » 2. Lisez « Il y a d’autres façons de manifester, dit la ministre Déry » 3. Consultez le jugement de la Cour suprême du Canada

4. Batty c. Toronto (City), (2012) 342 D. L. R. (4th) 129

5. Lisez la chronique « Antisionisme ou antisémitisme ? »

6. Weisfeld c. Canada, (1995) 1 C. F. 68 (C. A.)

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