Mettre un livre à l’index, même quand c’est motivé par de bonnes intentions, est une mauvaise idée.

C’est pourtant la voie qu’a choisie le ministère de la Santé et des Services sociaux en publiant, le 16 décembre dernier, un avis enjoignant aux enseignants, aux bibliothécaires et aux libraires à bannir le roman Le garçon aux pieds à l’envers : Les chroniques de Saint-Sévère, de l’auteur François Blais.

Dans un geste exceptionnel, la sous-ministre adjointe Marie-Ève Bedard, de la Direction générale de la planification, de la prévention et de la protection en santé publique, a envoyé une mise en garde aux directions de santé publique de la province à propos du roman de M. Blais. « Certains passages banalisent un suicide complété, peut-on lire dans l’avis. Peu d’espoir de demeurer en vie en ressort et aucune mention n’est faite quant à l’importance de demander de l’aide si l’on songe au suicide. Par ailleurs, ce livre a été publié à titre posthume après que l’auteur se soit suicidé en mai 2022. »

La sous-ministre, qui disait vouloir prévenir un impact néfaste auprès des jeunes lecteurs vulnérables, ajoutait : « il est capital de ne pas attirer l’attention et la curiosité du public sur ce livre ».

Après lecture du roman Le garçon aux pieds à l’envers, nous nous expliquons mal la décision des fonctionnaires de Québec.

Nulle part dans ce roman – au demeurant fort bien écrit et empreint d’une grande sensibilité – on ne fait l’apologie ou la glorification du suicide. Le seul suicide de l’intrigue est commis par un figurant dans l’histoire, et les personnages principaux s’en désolent. Vrai, ce suicide est commis par un enfant, et il est le résultat d’un défi lancé par un des personnages du roman. Or ce personnage est un fantôme qui se manifeste dans un contexte surnaturel. De plus, il est évident à la lecture que ce fantôme, dépeint sous un jour négatif, représente un danger pour les autres personnages. Le lecteur doué de jugement le comprend sans explication supplémentaire. Rappelons que ce livre s’adresse à des adolescents exposés à des contenus complexes et très violents au petit écran, pas à des enfants de l’école primaire.

Dans ce contexte, l’intervention du ministère de la Santé nous semble injustifiée. Ironiquement, cette intervention a eu l’effet qu’elle souhaitait éviter : attirer l’attention sur le roman de M. Blais.

L’avis du Ministère nous laisse perplexe pour une autre raison : il fait complètement abstraction de la compétence professionnelle des enseignants de français qui choisissent les livres qui seront au programme dans le cadre de leur cours. On peut penser que l’enseignant qui choisit le roman de M. Blais s’est renseigné et préparé pour bien encadrer ses étudiants.

À notre connaissance, c’est la troisième fois que le ministère de la Santé intervient à propos d’une œuvre de fiction. Ses deux autres interventions concernaient le film 1:54 de Yan England, en 2016, et la série 13 Reasons Why présentée en 2017.

Le film 1:54 comportait une scène explicite de suicide. Dans certaines régions du Québec, la Santé publique avait demandé aux écoles de ne pas le montrer aux élèves.

Dans la série 13 Reasons Why, où le suicide pouvait sembler glamourisé, l’intervention de la Santé publique était plus judicieuse : aviser les parents de surveiller ce que leurs jeunes écoutaient et leur offrir un accompagnement au besoin.

Rappelons qu’on était face à un phénomène quasi planétaire : la série était présentée sur Netflix et avait un écho auprès des jeunes par l’entremise des réseaux sociaux. Il y avait effectivement le risque d’un effet d’entraînement qui justifiait la mise en garde du Ministère.

La situation est fort différente avec le roman de François Blais, qui est paru en octobre dernier sans tambour ni trompette, et qui, malgré un succès d’estime et des critiques élogieuses, n’est jamais devenu un phénomène de librairie.

Quant à la mort de M. Blais, elle n’a jamais été l’objet d’une surmédiatisation.

Est-ce que le sujet du suicide est à prendre à la légère ? Absolument pas. Est-ce qu’un avis au début du livre accompagné de références en santé mentale est justifié ? Bien sûr, et l’éditeur, Fides, l’a déjà ajouté.

Mais le Ministère n’a jamais avisé Fides qu’il allait envoyer une mise en garde aux directions de santé publique. Les fonctionnaires auraient dû travailler en collaboration avec l’éditeur plutôt que de le placer devant le fait accompli.

Ces mêmes fonctionnaires devraient collaborer avec leurs collègues du ministère de l’Éducation et les organismes compétents pour développer des outils destinés aux enseignants qui souhaitent aborder la question du suicide s’ils jugent que ces derniers manquent de ressources pour le faire.

C’est en ouvrant la discussion à l’intérieur d’un cadre sécuritaire – et l’école en est un ! – qu’on pourra accompagner les jeunes, pas en leur interdisant l’accès à un livre qu’ils pourront se procurer de toute manière.

L’intervention du ministère de la Santé est désolante. Les écoles manquent de ressources professionnelles pour accompagner les enseignants dans leur mission. Il est là le drame.

Mais c’est certainement plus facile de bannir un livre que de se s’attaquer au vrai problème.

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