En fin de semaine, le grand quai du Vieux-Montréal se transforme en méga-rave. C’est la culmination du « Sommet de la nuit », le rassemblement de tout le gratin de la sociologie des célébrations nocturnes en Amérique du Nord et en Europe. Un happening techno, organisé par Mathieu Grondin, un fou de la nuit que j’ai rencontré à l’hiver à Lviv, en Ukraine. Il revenait d’un rave à Kherson, une ville bombardée nuit et jour par l’armée russe. Hein ? Un party techno sous les bombes ? « Oui. La danse furieuse, en pleine guerre, c’est refuser de mourir », m’expliquait-il.

Et là, à Lviv, avec Mathieu, durant une alarme aux missiles, j’ai croisé un autre personnage surréaliste (la vie a ses surprises) : mon interprète de 1992 en Géorgie durant la guerre civile. David Lezhava ! Qu’est-ce que tu fais ici ? Il était devenu le maire de la nuit de Tbilissi, une espèce de lobbyiste de la contre-culture géorgienne, un trait d’union entre les clubbeurs et leur gouvernement ; un rôle qui demande une dextérité diplomatique d’une finesse extrême dans cet État de plus en plus aligné sur Moscou.

Le clubbing là-bas, c’est beaucoup plus qu’une histoire de fête ou de célébration du marginal. C’est une façon de dire qu’on a opté pour le camp de l’Ouest, pour la démocratie et pour le monde des libertés individuelles.

Je vous parle de la Géorgie, mais c’est la même chose en Russie, en Biélorussie ou dans tous ces pays européens où le conservatisme social s’unit au pouvoir qui, lui, contrôle sa société avec une main de fer. Le clubbing, c’est donc un geste politique.

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David Lezhava, organisateur de raves de Géorgie

En mai 2018, David a été arrêté avec des dizaines d’autres gens à Tbilissi, lorsque la police a fait une descente dans certaines boîtes technos prétextant chercher de la drogue et accusant ces « débauchés de la nuit » de la mort de deux individus. On avait alors fermé ces boîtes dites « subversives ».

En réaction, David, qui avait été libéré après 24 heures de détention, avait organisé, avec d’autres rois du clubbing, un happening techno géant devant le parlement de Géorgie, en plein cœur de la capitale. Ils étaient des milliers et des milliers pendant 48 heures à danser sans arrêt au son d’une musique à gros volume.

Imaginez remplacer les gros camions du convoi de la « liberté » qui bloquaient tout le centre-ville d’Ottawa par un rave place du Parlement pendant des jours. Grosse musique techno. Super DJ. Même des drag-queens. 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Tous les jours. Toute la nuit. Un happening de la « libarté » !

En Géorgie où la répression est un outil du pouvoir et où la liberté est étouffée pour de vrai, les Rambos libertariens et les drag-queens à la Guilda se sont unis durant ces chaudes journées de mai 2018 et ont dansé ensemble dans un même combat. « Dance together. Fight together », c’était le slogan de ce grand happening social.

Et les citoyens ont eu leur gouvernement à l’usure. Ils ont gagné. Et le ministre de la Sécurité publique s’est même excusé de ses excès de violence. Les boîtes de nuit ont repris leurs droits. On a appelé cela la révolution techno.

Les clubbeurs sont ressortis dans la rue en mars dernier. Le gouvernement voulait adopter un projet de loi sur les « agents étrangers », copié du modus operandi de Vladimir Poutine. On se donnait le pouvoir de fermer tout organisme financé à plus de 20 % par une entité étrangère. Cela aurait entraîné la fermeture des journaux, d’organisations non gouvernementales pour la défense des droits, etc.

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Manifestant contre le projet de loi sur les « agents étrangers », à Tbilissi, en Géorgie, le 9 mars dernier

Cette fois, encore, les boîtes ont sorti leurs consoles et leurs haut-parleurs. Des dizaines de milliers de gens sont sortis dans la rue. Ils ont commencé à danser. Ils protestaient contre le projet de loi, mais manifestaient aussi pour l’Ukraine dans ce pays dont le gouvernement n’a jamais condamné l’invasion russe. Les gens narguaient les escouades antiémeutes en se déhanchant et en sautant par-dessus les jets d’eau des camions-citernes. Ils ont bloqué le centre-ville pendant des jours. Ils ont encore gagné. La Géorgie a une opposition politique sous le respirateur artificiel, mais sa société civile est, de toute évidence, en pleine forme.

« Nous sommes un mouvement social d’abord, pas une force politique. On veut simplement faire respecter nos droits », m’avait expliqué David.

Alors pour continuer ma petite histoire, cette semaine, je croise à nouveau David Lezhava au Centre Phi de Montréal. Mathieu l’avait invité au Sommet de la nuit. Des gens savants discutaient des bienfaits de la convivialité à 3 h du matin, de l’avantage d’être ouvert toute la nuit pour l’épanouissement de la jeunesse, du problème des permis d’alcool qu’on n’arrive jamais à obtenir assez vite, de la symbolique de Burning Man, etc. On nous apprenait même qu’à Berlin, les boîtes de nuit et les raves ont obtenu un statut particulier comme les musées.

J’ai sorti David de là. Je l’ai amené prendre un double expresso au café d’en face, question de le réveiller un peu. « Ça ne t’ennuie pas trop, toutes ces discussions soporifiques à des années-lumière de Tbilissi ? » « Non, pas du tout, ça me fait rêver du jour où, chez nous, on pourra faire des conférences comme chez vous pour philosopher pendant des jours sur la gouvernance nocturne, sur les permis d’alcool et terminer le tout par un géant happening financé par la Ville et le gouvernement de mon pays. » Je le lui souhaite aussi.