Tout indique que le flot régulier de migrants ne tarira pas sur le chemin Roxham. Mais n’ayez crainte, il n’y aura pas d’invasion, ni de grand remplacement. Il faudra toutefois arrêter de voir ces gens-là comme des pestiférés et plutôt comme une force vive. Sinon, nous gaspillerons un capital humain précieux, raterons leur intégration et créerons plus de pauvreté. À s’asseoir sur nos mains trop longtemps, le réveil pourrait être brutal.

Je parlais cette semaine à un fonctionnaire américain engagé dans l’intégration des réfugiés aux États-Unis. « L’élastique est tendu au maximum », me disait-il. Il est débordé, il n’a jamais vu ça de toute sa carrière et rêve à une retraite anticipée. Son département a quintuplé en cinq ans comme le nombre de réfugiés et de personnes reçues pour des raisons humanitaires.

Au sud de la frontière américaine, en quatre ans, le nombre d’entrées illégales a été multiplié par six pour atteindre 2,3 millions en 2022, selon le service des douanes et de la protection des frontières aux États-Unis. Un nouveau sommet. Nécessairement, une partie de tout ce beau monde aboutit au Canada, plus précisément sur le chemin Roxham. Résultat : le nombre d’entrées irrégulières a monté à 40 000 en 2022. L’immense majorité de ces gens ont demandé l’asile. Un chiffre dérisoire pour les Américains, mais un record chez nous.

L’accord sur les tiers pays sûrs devait éviter cela. Signé en 2002 entre les États-Unis et le Canada, il s’appuyait sur la prémisse que ces deux pays signataires des Conventions sur les réfugiés offraient une protection identique aux gens qui fuyaient la persécution dans leur pays. Aujourd’hui, le gouvernement canadien prétexte que suspendre l’accord créerait un incident diplomatique en envoyant le message aux Américains qu’ils ne respectent pas leur engagement. Et pourtant, je soupçonne que pour beaucoup d’entre eux, la suspension de l’accord serait reçue comme un immense soulagement.

L’accord, dans les faits, est maintenant dépassé. Non pas à cause de questions de droit humanitaire, mais plutôt à cause d’un gros problème de capacité du côté américain. Il y aurait, là-bas, 1,7 million de demandes d’asile en attente, sept fois plus qu’il y a 10 ans.

L’attente pour une audience dure cinq ans ; c’est deux fois plus long qu’au Canada. Récemment, le président Joe Biden a même restreint les demandes d’asile sur le sol américain. « Le système craque de partout », conclut le fonctionnaire qui préfère garder l’anonymat.

Suspendre l’accord permettrait à plus d’irréguliers de quitter le sol américain en ayant accès à tous les postes frontaliers canadiens le long de la frontière, non plus que le seul chemin Roxham. « Faudrait peut-être que vous fassiez votre part, vous qui vivez dans ce grand pays presque vide, » lance le fonctionnaire à la blague. Mais Ottawa est-il prêt à s’exposer à une autre augmentation importante de demandes d’asile ? La chose paraît inévitable, mais on semble tout faire pour repousser l’inévitable. De là l’importance d’avoir un plan, une vision.

L’accord sur les tiers pays sûrs limite la vague. Le chemin Roxham devient le goulot d’étranglement qui permet de contrôler l’entrée irrégulière de dizaines de milliers de migrants au Canada.

Fermer le chemin Roxham et garder l’entente veut dire perdre le contrôle des entrées irrégulières, c’est-à-dire perdre la trace de la majorité de ces migrants qui entrent chez nous, enrichir les passeurs et nourrir un monde clandestin dont les migrants sont les victimes. Google Maps existe, et notre frontière avec les Américains est poreuse. Le Québec ne ferait pas exception à la règle.

Le chemin Roxham est la « moins pire » des solutions pour Ottawa, même si elle est au détriment du Québec. Cela a un prix. Le gouvernement québécois devrait être généreusement récompensé. L’arrivée importante de réfugiés dans la région montréalaise met le réseau scolaire sous pression. Le ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, a tous les droits d’exiger d’Ottawa qu’il paie la facture.

S’il veut garder le chemin Roxham, Justin Trudeau devra faire preuve de bien plus de leadership et d’ingéniosité que de remplir des autobus de migrants et de les envoyer aveuglément en Ontario. Ça ne fait que déplacer le problème. Il faut une approche structurée et très organisée, avec la participation de toutes les provinces et en interaction avec tous ces gens afin d’endiguer les pénuries de main-d’œuvre partout au Canada. Il faut aussi donner rapidement des permis de travail aux demandeurs d’asile, ce qui manque encore énormément.

Du côté québécois, pourquoi systématiquement exiger que l’on transporte tous ces gens hors du Québec ? Pourquoi ne pas retenir au moins les migrants francophones ? Pourquoi ne pas permettre aux régions plus touchées par la dévitalisation et la pénurie de main-d’œuvre comme la Côte-Nord de puiser dans ce bassin de travailleurs infatigables qui veulent contribuer ? Ça s’organise, il me semble.

Ce n’est pas que le Québec a atteint sa capacité d’accueil, c’est plutôt qu’il s’entête à rester dans un système d’accueil dépassé qui marginalise les migrants. Le gouvernement Legault, fort de tous ses appuis populaires, serait pourtant le mieux placé pour expliquer à la population le potentiel de cette force vive. Il choisit de nourrir les préjugés ambiants. Il n’est jamais trop tard pour changer d’approche.

La journaliste Laura-Julie Perreault le rappelle clairement dans son excellent dossier de dimanche dernier : la grande majorité de ces gens au statut précaire resteront au Québec.1 Pourtant, pendant des années, 2, 3, 4, 5 ans et même plus, ils n’auront aucune possibilité de suivre des cours de français. Ils n’ont pas accès au soutien d’Emploi-Québec. Et ces gens-là, parmi eux beaucoup de mères seules, n’ont jamais accès à des services de garde subventionnés. À cause de cela, ces femmes seront incapables de travailler. En pleine pénurie de main-d’œuvre, je ne comprends pas. Après cela, on les accusera de vivre aux crochets de l’État !

Malgré toutes ces embûches, ces gens-là travaillent, cumulent deux ou même trois jobs à la fois, dans des conditions douteuses, souvent exploitées. Ils apprennent même à parler français. Pourtant, pour l’avoir vu comme députée de Bourassa-Sauvé, une circonscription qui accueille beaucoup d’immigrants, ils n’arrivent jamais à sortir la tête des eaux troubles de la pauvreté. Un gaspillage de capital humain, je disais…

Dans un tel contexte, la proposition de Québec solidaire, d’instaurer un programme de régularisation des personnes sans statut qui sont au pays depuis au moins cinq ans, est une bonne idée. Le programme des anges gardiens qui régularisait les statuts des travailleurs en santé en était un autre, mais beaucoup trop restreint. Cela permet de sortir ces gens de la marginalité et de les intégrer à l’économie formelle du Québec. Ils payeront des impôts et enrichiront la province.

Pour l’avoir vu maintes et maintes fois comme députée de Bourassa-Sauvé, l’incertitude que vivent ces gens crée un climat anxiogène qui se transmet à toute la famille, et la santé mentale en prend un coup énorme. Tout ce désespoir accable les ressources communautaires, qui sont déjà à bout de souffle. Rien de bon pour le Québec.

Et pourtant, avec un nouveau regard et un peu d’initiative, au cœur d’une crise démographique sans précédent, les hommes et les femmes du chemin Roxham pourraient faire une contribution encore plus grande au Québec et au Canada.

1 Lisez l’article : « Sauver le meilleur système d’immigration au monde »