Notre système d’immigration semble craquer de partout depuis un an. Pourtant, malgré tout, il est l’un des meilleurs au monde, si ce n’est LE meilleur. Mais pour combien de temps ?

Si le Canada a le meilleur système d’immigration au monde, ce n’est malheureusement pas parce que ce dernier est sans faille. C’est plutôt qu’il est le « moins pire ».

Les êtres humains sont plus nombreux que jamais à se déplacer à travers les frontières, soit pour se mettre à l’abri du danger, soit dans l’espoir d’améliorer leur sort. Or, la grande majorité des pays du monde, au lieu d’entrevoir cette migration comme un apport économique et humain à encadrer, essaient plutôt de la freiner et optent pour une approche sécuritaire. Si le ministre de l’Immigration du Canada tentait de réunir ses vis-à-vis internationaux autour d’une table, il serait entouré surtout de ministres de l’Intérieur. Ou de la Justice, comme au Japon.

Malgré la pénurie de main-d’œuvre grandissante dans les pays les plus riches de la planète, malgré le vieillissement de la population qui met en péril les programmes sociaux à long terme, rares sont les États qui se tournent vers l’immigration pour faire face à ces défis, surtout pour des raisons politiques.

Et encore moins de démocraties occidentales recrutent de manière proactive des immigrants. Là encore, on les compterait sur les doigts d’une main : le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Grande-Bretagne et les États-Unis. Un club de pays anglo-saxons.

4 sur 5

De 2016 à 2021, les travailleurs immigrants ont été responsables de 80 % de la croissance de la population active canadienne.

Source : Statistique Canada, 2021

Cependant, dans ce petit cercle, tous ne sont pas des élèves modèles lorsqu’il est temps de parler d’accueil des réfugiés et des demandeurs d’asile et ce, même s’il s’agit d’une responsabilité internationale acceptée par ces États. L’Australie, la Grande-Bretagne et les États-Unis sont donc écartés d’office. L’Union européenne, de son côté, fait des pieds et des mains pour sous-traiter ses frontières à des pays tiers, et ce, malgré les rapports de violations graves des droits de la personne qui accompagnent cette démarche.

Non, dans toute cette marmite, le Canada est à peu près le seul, avec la Nouvelle-Zélande, à combiner un programme d’immigration économique ouvert à tous, un système d’asile généreux et une infrastructure d’accueil et d’intégration digne de ce nom. Avec une population de 5 millions, cependant, la Nouvelle-Zélande n’est pas dans la même ligue que le Canada.

Le système canadien est aussi largement soutenu par le discours politique, qui, à quelques exceptions près, reconnaît l’apport crucial de l’immigration et de la diversité, et ce, depuis plus de 50 ans.

Et les études le prouvent : l’immigration est le principal facteur de croissance démographique au pays et contribue plus que tout autre facteur à la croissance de la population active.

On en vient donc à la conclusion que le Canada a le meilleur système d’immigration au monde. Par défaut. Et ce « moins pire » des systèmes fait face à des défis de taille en ce moment. C’est le temps de sortir le plâtre et le ciment pour le réparer avant qu’il ne se fissure davantage.

Voici six chantiers à lancer le plus rapidement possible pour sauver ce trésor national aussi méconnu que mal-aimé.

23 %

C’est la proportion de la population du Canada qui a immigré au pays au cours de sa vie.

Source : Statistique Canada, 2021

La fin de l’hypocrisie

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

C’est une infraction de passer la frontière canado-américaine entre deux postes frontaliers et c’est ce qui explique que les migrants qui arrivent par le chemin Roxham sont arrêtés par la Gendarmerie royale du Canada.

Ah ! le chemin Roxham. Il ne passe pas un jour sans qu’on en entende parler. Sans qu’un commentateur ou un auditeur dans une tribune téléphonique déplore les « immigrants illégaux » qui l’empruntent, estimant qu’ils « coupent la file ». Ce portrait est complètement déformé, mais cette mauvaise compréhension s’explique en partie par un processus à la fois compliqué et contradictoire.

Oui, c’est une infraction de passer la frontière canado-américaine entre deux postes frontaliers et c’est ce qui explique que les migrants qui arrivent par le chemin Roxham sont arrêtés par la Gendarmerie royale du Canada. Par contre, au moment où ces mêmes migrants demandent l’asile, l’infraction disparaît comme par magie.

Ce drôle de tango entre l’illégalité et la légalité a lieu parce que les demandeurs d’asile, à moins de faire partie d’une liste d’exceptions, ne peuvent pas faire une demande dans un poste frontalier.

59 %

C’est le taux d’acceptation moyen des demandes d’asile au Canada en 2020-2021, un des plus élevés au monde.

Source : Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada

S’ils le font, ils seront refoulés vers les États-Unis en vertu de l’entente sur les tiers pays sûrs, qui considère qu’un demandeur d’asile doit déposer une demande dans le premier pays « sûr » qu’il traverse. Contestée parce que les États-Unis détiennent systématiquement un grand nombre de demandeurs d’asile, l’entente est devant la Cour suprême du Canada. Parallèlement, la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, tente d’en négocier une autre version. L’ambassadeur des États-Unis au Canada, David Cohen, a toutefois refusé de confirmer à CBC que des négociations au sujet de l’entente étaient en cours entre Ottawa et Washington.

92 175

C’est le nombre de demandeurs d’asile qui sont arrivés au Canada en 2022, un nombre record. De ce nombre, 42 % sont arrivés de manière irrégulière en traversant la frontière à pied, soit un peu moins de 40 000. Les principaux pays de provenance des demandeurs d’asile sont le Mexique, Haïti, la Colombie, le Venezuela et la Turquie.

Source : Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, par Radio-Canada

Pourquoi ne pas tout simplement annuler cette entente et laisser les demandeurs d’asile faire leur demande en bonne et due forme à la frontière ? Ce serait moins risqué, moins hypocrite et, surtout, beaucoup plus compréhensible pour le commun des mortels. Et en plus, on couperait l’herbe sous les pieds des passeurs et on redistribuerait les nouveaux arrivants à la grandeur du pays plutôt que de voir la grande majorité arriver au Québec. Et il ne faudrait pas oublier qu’une majorité de demandeurs d’asile – qu’ils soient arrivés par le chemin Roxham ou en avion – reçoivent leur statut de réfugié parce que des commissaires canadiens qui se penchent sur leur cas jugent qu’ils sont en danger dans leur pays d’origine. On est loin de parler d’une pluie de demandes sans fondement.

Verrions-nous plus de demandeurs d’asile cogner à nos portes ? Pas nécessairement. Notre approche actuelle ne freine pas l’arrivée des migrants. Elle les oblige à prendre la porte de côté parce que l’entrée principale est verrouillée.

168 000

C’est le nombre d’Ukrainiens qui sont arrivés au Canada depuis le début de l’invasion russe en Ukraine. De plus, le pays a approuvé 560 000 visas qui permettent aux détenteurs d’un passeport ukrainien de vivre et travailler au Canada pendant trois ans ainsi que de recevoir de l’assistance financière.

Source : Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada

Mettre fin aux castes en immigration

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Dans le système actuel, tous les travailleurs étrangers ne sont pas égaux.

Diego est originaire du Mexique. Il travaille dans une ferme québécoise depuis cinq ans à cueillir des légumes. Il a un visa temporaire. José est aussi mexicain. Titulaire d’un baccalauréat en administration, il travaille depuis un an pour une société de jeux vidéo au centre-ville de Montréal. Il a aussi un visa temporaire. La différence, c’est que José peut aspirer à devenir résident permanent et à faire venir sa famille au Canada. Pas Diego. Car dans le système actuel, tous les travailleurs ne sont pas égaux.

Pour ceux qui n’ont pas de formation collégiale ou universitaire – ceux qu’on appelle les « travailleurs saisonniers à bas salaire » –, il n’y a pas de chemin direct pour obtenir une résidence permanente.

« Et la raison est économique. On a construit un système qui est basé sur l’exploitation de ces travailleurs. Et nos dirigeants savent que le moment où ces travailleurs auront une résidence permanente, ils ne vont plus travailler dans les champs pour des salaires de misère. On veut des gens exploitables qui ne vont pas se plaindre », expose François Crépeau, professeur de droit à l’Université McGill et ancien rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’homme des migrants. La situation crève-cœur de ces 30 000 travailleurs a d’ailleurs été exposée avec brio dans le documentaire Essentiels, diffusé en janvier à Télé-Québec.

Pour ramener un peu de justice dans tout ça, on pourrait en premier lieu s’assurer que les conditions de travail de tous les travailleurs sont adéquates, notamment en multipliant les inspections surprises des enquêteurs de ministère du Travail sur les lieux d’emploi, suggère François Crépeau.

Il serait aussi juste de permettre aux travailleurs saisonniers de s’installer au Canada de manière permanente après un certain temps. Sinon, nous cautionnons un système de castes.

Voyez le documentaire Essentiels

Investir maintenant, récolter plus tard

PHOTO MCPL GENEVIEVE LAPOINTE, ARCHIVES REUTERS

Des réfugiés afghans arrivent au Canada.

Ils étaient 15 autour d’une table à la fin de janvier pour exprimer leur désarroi, 15 représentants d’organismes communautaires qui œuvrent auprès des nouveaux arrivants et qui en ont plein les bras. Des milliers de demandeurs d’asile frappent à leur porte, mais ils n’avaient pas grand-chose à leur offrir : faute de financement, certes, mais aussi parce que la loi limite les services que peuvent recevoir ces demandeurs d’asile.

Au moment d’écrire ces lignes, le gouvernement du Québec venait d’annoncer de l’aide d’urgence. Pour permettre à la première ligne de souffler. Cependant, c’est d’une solution à long terme que le Québec a besoin.

« On voit les réfugiés comme un fardeau alors qu’ils veulent contribuer, tonne Veronica Islas, directrice générale du Carrefour de ressources en interculturel. Si on ne leur donne pas de services de francisation, de l’aide pour se trouver un emploi, l’accès aux services de garde, c’est une situation gâchée. On est en train de faciliter une situation pour que les gens restent sur l’assistance sociale alors que ce n’est pas ce qu’ils veulent. Plus de la moitié d’entre eux vont devenir résidents permanents, alors soit on investit quand ils arrivent pour qu’ils s’intègrent, trouvent leur place, soit on paie plus tard », fait-elle valoir.

S’ajuster à l’immigration en deux étapes

PHOTO JOSIE DESMARAIS, ARCHIVES LA PRESSE

En 2022, plus de la moitié des individus qui ont reçu une résidence permanente au pays l’ont fait après avoir préalablement vécu, étudié ou travaillé au Canada grâce à un visa temporaire.

Faire une demande d’immigration à partir de Delhi, de Rio ou de Reims. Recevoir sa résidence permanente par la poste. Acheter son billet, faire ses valises et découvrir Montréal, Toronto ou Vancouver en même temps qu’on y commence une nouvelle vie. « Longtemps, c’est ainsi qu’a fonctionné le système d’immigration canadien, mais ce n’est plus le cas », note Stephan Reichhold, directeur de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI).

En 2022, plus de la moitié des individus qui ont reçu une résidence permanente au pays l’ont fait après avoir préalablement vécu, étudié ou travaillé au Canada grâce à un visa temporaire. « On appelle ça l’approche en deux étapes et elle est maintenant majoritaire », renchérit Anna Triandafyllidou, titulaire de la Chaire d’excellence en recherche du Canada sur la migration et l’intégration à l’Université métropolitaine de Toronto. « Moi-même, si j’avais attendu la résidence permanente à partir de l’Italie où je travaillais, je ne serais pas ici aujourd’hui », dit la sociologue qui a d’abord eu un permis temporaire avant d’obtenir un statut permanent.

Mais il n’y a pas que des avantages à cette approche en deux temps. « Il n’y a pas d’obligation linguistique [donc de parler français] avec les visas temporaires. Beaucoup dépendent d’un seul employeur et ça mène parfois à de mauvaises conditions de travail, voire à de la maltraitance. Et en général, les gens galèrent pendant des années. Avant, on arrivait au Canada avec la résidence permanente et on avait droit à tous les programmes du gouvernement. Ce n’est plus le cas », note Stephan Reichhold.

Une chose est sûre, le visage du processus d’immigration est en train de changer. Il faut en prendre acte et surveiller les effets pervers de cette transformation.

Ce changement de cap en immigration permet aussi de voir qu’une planification à long terme serait souhaitable pour répondre aux besoins démographiques et en main-d’œuvre. En ce moment, les employeurs qui recrutent à l’étranger et les universités ont un impact démesuré sur le choix de nos futurs concitoyens.

1,3 million

Entre 2016 et 2021, le Canada a accueilli 1,3 million de nouveaux migrants. Près de 60 % d’entre eux sont des migrants économiques choisis pour leurs compétences, leur formation ou leur expérience de travail. Les autres sont soit des réfugiés, soit des membres de la famille de résidents canadiens.

Source : Statistique Canada, 2021

Le diable est dans les détails

PHOTO FRÉDÉRIC MATTE, ARCHIVES LE SOLEIL

Manifestation à Québec, en 2020, de candidats à l’immigration pour dénoncer le retard colossal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) pour traiter leurs demandes.

Au cours des derniers mois, des médias ont fait état de plusieurs problèmes administratifs au sein d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC). On a notamment dénoncé la lenteur de la délivrance des permis de travail pour les demandeurs d’asile, démontré que des dossiers d’immigration étaient envoyés à des employés morts ou inactifs, noté qu’il y a 2 millions de demandes de visa en attente.

Le Ministère n’est pas resté insensible, a embauché des milliers de nouveaux fonctionnaires et fait des réformes. « Mais à IRCC, on prend souvent des mesures sans réfléchir aux conséquences », note Stéphanie Valois, présidente de l’Association québécoise des avocats et avocates en immigration.

Des mesures spéciales ont été prises pour délivrer des permis de travail plus rapidement. Bonne nouvelle en principe. Cependant, le Ministère demande une adresse aux demandeurs d’asile pour envoyer le précieux papier. Ces derniers se voient obligés de donner l’adresse de l’hôtel où ils sont hébergés à leur arrivée, mais au moment de la délivrance du permis, ils n’y sont plus et sont difficilement joignables. « Mais pourquoi a-t-on besoin de leur envoyer ça en papier plutôt que de le faire par courriel ? », se demande Stéphanie Valois.

Même chose pour les dossiers d’immigration envoyés au gouvernement fédéral. Le vieux système sur papier, dont l’inefficacité a été révélée pendant la pandémie, est remplacé graduellement par un système en ligne. Très bien. Cependant, quand un postulant veut modifier une adresse, ajouter un document, il ne peut faire de changement dans son dossier et doit passer par un formulaire en ligne.

Or, débordés, les fonctionnaires mettent des semaines, voire des mois, à traiter ces informations et envoient souvent une demande d’information sur le même sujet avant d’avoir ouvert les formulaires déjà remplis. La maison des fous !

Tout ça demande un grand ménage et un souci accru d’efficacité. La nomination d’un ombudsman qui permettrait aux demandeurs de dénoncer les irrégularités dans le système serait d’ailleurs fort utile. Avoir quelqu’un au bout de la ligne à IRCC relève du miracle !

Impliquer la population autrement

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, ARCHIVES LA PRESSE

Des réfugiés ukrainiens sont accueillis à leur arrivée à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau.

C’était en 2007, pendant la commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables. Dans ce forum où l’immigration et la diversité religieuse avaient la vie dure, une petite voix frêle et remplie d’émotions était venue mettre un baume au cœur à tous ceux qui étaient présents. Montréalaise d’origine vietnamienne, faisant partie des Boat People qui sont arrivés dans les années 1970, Thi-Cuc Tan était venue dire combien l’accueil qu’elle avait reçu avait fait une immense différence dans sa vie et celle de ses frères et sœurs, tous des professionnels hautement diplômés aujourd’hui. « Je suis venue pour remercier tous les Bovet, les Larivière, les Dumoulin de Granby qui m’ont accueillie en 1979 », a-t-elle dit. Son témoignage n’avait laissé personne indifférent et devrait toujours nous interpeller.

Le processus d’intégration est un tango qui se danse à deux. Le nouvel arrivant doit y mettre du sien, mais la société d’accueil aussi.

Cher lecteur, chère lectrice, il y a mille façons de mettre la main à la pâte. Bien sûr, il y a les parrainages privés, mais tous n’ont pas des dizaines de milliers de dollars à investir pour faire venir une famille de réfugiés. Il y a les jumelages interculturels, permettant à une famille québécoise d’accompagner de nouveaux arrivants à leur arrivée, les aidant à naviguer dans les eaux de leur nouveau pays.

Mais il y a aussi des gestes utiles qu’on peut faire tous les jours. Notamment, en ne sautant pas à l’anglais lorsqu’un immigrant tente de s’exprimer en français, et ce, même si ça ralentit la conversation. On peut aussi inviter de nouveaux collègues, issus de l’immigration, à manger à la maison, à faire une activité de plein air, à une épluchette de blé d’Inde. Les possibilités sont infinies et l’impact est assuré. Toutes les recherches le prouvent. Notamment, il a été démontré que l’accueil ultrapersonnalisé des Boat People au Québec a mené à la meilleure intégration de ces réfugiés vietnamiens dans toute l’Amérique du Nord.