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Quand le Canada envoie 98 millions en aide à Haïti, qui gère l’argent reçu et comment s’assurer qu’il ne sert pas à subventionner les gangs armés ?

Normand Lapointe

Haïti est plongé dans une situation extrêmement difficile. Les gangs armés contrôlent plus de la moitié du pays, dont la capitale Port-au-Prince. Meurtres, enlèvements, viols, violence armée : un rapport récent des Nations unies montre à quel point la population souffre⁠1.

L’accès à l’eau potable, à la nourriture, aux médicaments et aux soins de santé est aussi grandement compliqué.

Le Canada entretient des liens forts avec Haïti et y achemine des sommes importantes en aide internationale. Depuis le tremblement de terre de 2010, le gouvernement fédéral affirme que l’aide au pays a atteint 1,87 milliard.

L’an dernier, les sommes se sont élevées à 98 millions.

Le gouvernement haïtien est largement inopérant, en plus d’entretenir des liens avec les organisations criminelles. Dans le contexte, il n’est donc pas question d’envoyer l’argent directement aux autorités locales. S’assurer que cette aide atteint les citoyens sans tomber dans les poches des criminels est un défi important.

« De façon générale, le Canada fournit un financement humanitaire en soutenant des partenaires expérimentés qui fournissent une aide conformément aux principes humanitaires d’humanité, de neutralité, d’impartialité et d’indépendance », affirme Geneviève Tremblay, porte-parole d’Affaires mondiales Canada.

« Cette assistance est fournie par le biais d’un système international d’intervention humanitaire bien établi, composé des Nations unies, du Mouvement de la Croix-Rouge et d’autres organisations humanitaires non gouvernementales expérimentées », précise-t-elle.

François Audet, directeur de l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaires de l’UQAM, explique qu’il s’agit d’une façon de procéder courante dans le cas où on ne peut faire confiance au gouvernement local, ou lorsque ce gouvernement est inexistant ou incapable d’opérer.

Selon le professeur Audet, le cas d’Haïti est particulièrement complexe, car les ONG y sont maintenant prises pour cibles. Il n’est plus question pour les travailleurs humanitaires étrangers de s’y promener dans des camionnettes au logo de leur organisation.

Les ONG internationales emploient donc surtout des employés locaux et font affaire avec des organisations et des entreprises locales. L’aide canadienne transite donc de main en main.

« Le gouvernement du Canada ne tolère aucune mauvaise utilisation [ni aucun] détournement de l’aide. La reddition de comptes et les garanties sont au cœur de la gestion de l’aide internationale du Canada », affirme Affaires mondiales Canada.

Des dollars canadiens se retrouvent-ils néanmoins dans les mauvaises poches ? Ce n’est pas impossible. François Audet donne l’exemple de travailleurs humanitaires qui tomberaient sur des barrages routiers érigés par des gangs. Ils sont forcés de payer.

« C’est le coût à payer pour être en Haïti. Il y a des règles qui s’appliquent là-bas auxquelles on n’adhère peut-être pas, mais qui sont nécessaires pour atteindre la population », souligne l’expert.

Des dilemmes semblables se posent par exemple en Afghanistan, où la communauté internationale peut difficilement contourner le régime des talibans pour rejoindre la population.

François Audet souligne qu’à long terme, la stratégie de faire canaliser l’aide humanitaire par les ONG peut conduire à un effet pervers : celui de créer une dépendance envers ces organisations.

« Quand les Nations unies ou les ONG arrivent, l’État et la société civile tendent à se fragiliser encore plus », explique-t-il. Selon lui, la communauté internationale est de plus en plus consciente de la nécessité de développer les capacités locales – soit en finançant les organisations locales directement, soit en incitant les ONG internationales à travailler avec elles.

Dans tous les cas, et même si tout n’est pas parfait, François Audet insiste sur la nécessité de continuer à soutenir les populations en détresse.

1. Lisez « La population de Cité Soleil en proie aux gangs »