La Floride est officiellement en « état d’alerte » depuis le 16 janvier, aux prises avec l’arrivée de milliers de migrants venus de Cuba et d’Haïti à bord d’embarcations de fortune au péril de leur vie. Les autorités sont débordées. Mais les moyens déployés sont-ils les bons pour juguler la crise ?

(Marathon, Floride) « Incroyable qu’ils aient fait 180 km en mer là-dessus »

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Deux embarcations de migrants abandonnées dans une mangrove au parc Harry Harris, à Tavernier, en Floride, en janvier

Dave Henfield les a vus s’éloigner du stationnement en courant. Ils devaient être cinq ou six. Sur le sable fin de la plage de Coco Plum, à Marathon, au milieu des Keys, ils avaient abandonné leur navire. Ou plutôt, les quelques plaques de styromousse attachées ensemble sur lesquelles ils avaient posé une planche de bois pour porter le moteur.

« C’est incroyable qu’ils aient fait 180 km en mer là-dessus », s’était alors dit le plombier industriel à la retraite. « Peut-être avaient-ils jeté le moteur et ramé les derniers kilomètres parce qu’il n’était plus là, mais ils avaient laissé des bouteilles de Coke remplies de gaz. »

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Dave Henfield

Loin d’être unique, cette scène se répète maintenant tous les jours dans les Keys, à la pointe sud-est de la Floride. Dès la fin de la saison des ouragans, en novembre, les arrivées de migrants par bateau ont recommencé de plus belle jusqu’à atteindre un niveau rarement vu durant le temps des Fêtes.

La « vague » actuelle a culminé le 1er janvier dernier lorsque les autorités locales ont dû fermer d’urgence le parc national de Dry Tortugas, quand 300 ressortissants cubains ont débarqué sur cet îlot sans eau potable.

Une augmentation fulgurante

« Nous constatons une augmentation du nombre de tentatives d’immigration irrégulière par la mer, surtout dans les six derniers mois », confirme John Beal, porte-parole du 7e district de la Garde côtière américaine, du poste de commandement de l’organisation, au centre-ville de Miami.

L’an dernier, c’était majoritairement des Haïtiens, mais cette année, ce sont surtout des immigrants irréguliers originaires de Cuba.

John Beal, porte-parole du 7e district de la Garde côtière américaine

Une augmentation également constatée sur terre, où la US Border Patrol est responsable des migrants irréguliers ayant posé le pied sur le sol américain, confirme Adam Hoffner, porte-parole de l’organisation pour le secteur de la Floride.

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Une embarcation de migrants abandonnée sur une plage, à Islamorada, en Floride, en janvier

Depuis le mois d’octobre, l’agence est intervenue dans le cadre de 245 débarquements de migrants dans les Keys, une augmentation de 350 % par rapport à la même période l’an dernier.

Pas moins de 4500 personnes ont alors été arrêtées, en hausse fulgurante de 500 % pour les quatre premiers mois de l’année financière 2022.

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Le défi d’intercepter ces navires est de taille aux Keys, une succession d’îlots qui s’étend sur plus de 200 kilomètres avec, en son centre, une seule route principale.

Face à cette augmentation des arrivées, le gouverneur de la Floride, Ron De Santis, a déclaré l’état d’urgence en Floride le 16 janvier dernier. Davantage d’effectifs de la garde nationale, davantage d’avions et de navires ont été affectés dans la zone.

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Les autorités de la Floride portent assistance à des migrants haïtiens pris sur un voilier au large des côtes de Virginia Key, en Floride, en janvier.

La réponse du gouvernement fédéral au cours des six derniers mois marque le plus grand déploiement de navires et d’avions dans la région depuis 2010, peut-on lire sur le site de la Garde côtière américaine.

Une traversée des plus dangereuses

« Lorsqu’on les repère, il semble parfois y avoir 20 ou 30 personnes à bord, mais au fur et à mesure qu’on s’approche, de plus en plus sortent de la cale. Ils sont souvent plus de 200 ou 300 sur ces navires », décrit l’officier John Beal.

Le plus souvent, ces migrants sont déshydratés après des jours passés en mer, mais parfois aussi victimes de brûlures chimiques causées par l’essence qu’ils manipulent souvent dans de petits contenants en plastique.

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Une embarcation de migrants abandonnée sur une plage, à Islamorada, en Floride, en janvier

Si les Haïtiens embarquent le plus souvent sur de grands navires où ils peuvent être plusieurs centaines, les migrants originaires de Cuba pilotent de plus petites embarcations. « Nous pensons qu’ils sont plus surveillés par le gouvernement cubain qui tente de les empêcher de prendre la mer, d’où leur capacité limitée à construire de grands bateaux », explique John Beal.

C’est ce genre de traversée, particulièrement dangereuse pour ses participants, que tentent de dissuader les autorités américaines.

Sans équipements de sauvetage ni aucune technologie pour signaler leur présence, à moins de les repérer lors de nos patrouilles, il nous est impossible de leur venir en aide en cas d’accident.

John Beal, porte-parole du 7e district de la Garde côtière américaine

Sur les navires, les migrants reçoivent les premiers soins ; ils sont pour la plupart déshydratés. Puis, on les questionne pour déterminer s’ils ont un réel motif pour réclamer l’asile aux États-Unis, un test auquel échoue la grande majorité d’entre eux, précise l’officier.

Les migrants interceptés en mer sont directement rapatriés dans leur pays, ou remis aux autorités locales de pays partenaires, indique John Beal. Dans le cas du navire surchargé du 21 janvier, ses 390 passagers clandestins ont été confiés au gouvernement des Bahamas.

D’autres, interceptés plus près des côtes, sont parfois détenus dans les installations de la US Border Patrol, en Floride, où ils vont rejoindre leurs compatriotes capturés après avoir réussi à poser le pied à terre.

La fin de « wet feet, dry feet »

Car depuis que l’administration Obama a mis fin à la politique « Pieds secs, pieds mouillés » (wet feet, dry feet), en janvier 2017, tous les migrants irréguliers, qu’ils aient posé le pied sur le sol américain ou non, sont expulsés, en théorie. Auparavant, ceux qui réussissaient à rejoindre le continent pouvaient bénéficier d’une voie de passage afin de régulariser leur statut.

« Les Cubains et les Haïtiens qui prennent la mer et débarquent sur le sol américain ne pourront pas bénéficier de la procédure de libération conditionnelle et seront soumis à une procédure d’expulsion », a toutefois rappelé le secrétaire à la Sécurité intérieure des États-Unis, Alejandro Mayorkas, le 18 janvier, sur Twitter.

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Une embarcation de migrants abandonnée sur la plage de Coco Plum, à Marathon, en Floride, en janvier

Début janvier, le président américain Joe Biden a annoncé un durcissement du traitement des migrants qui entrent de façon irrégulière aux États-Unis. En même temps, il a élargi un programme destiné à ceux qui souhaitent immigrer de façon régulière, toujours dans l’espoir de les dissuader d’entreprendre de dangereux périples.

Son administration espère ainsi diminuer le nombre d’arrivées à la frontière avec le Mexique, où se concentre le gros du flux migratoire.

Les situations économique et politique très difficiles, à Cuba et Haïti, laissent penser que l’exode vers les États-Unis et les Keys ne faiblira pas de sitôt.

En attendant, le bilan continue de s’alourdir. Au moins 321 morts de migrants ont été répertoriées dans les Caraïbes en 2022, un bond important par rapport aux 180 morts enregistrées dans le secteur l’année précédente, révèle un rapport de l’Organisation internationale pour les migrations paru à la fin de janvier.

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Nombre de migrants cubains interceptés en mer par la Garde côtière américaine dans les Caraïbes, en 2022, un record en voie d’être fracassé cette année.

Source : United States Coast Guard

Une crise, vraiment ?

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Des migrants récemment arrivés attendent dans les installations des autorités frontalières américaines, à Marathon, en Floride, en janvier.

Leur région est en état d’alerte et pourtant, les résidants des Keys semblent écouler des jours paisibles, au sec, bien loin des drames qui se jouent en mer à des milles nautiques de là.

Une trentaine de touristes font la queue pour faire un égoportrait à côté d’une grosse borne en pierre, le point le plus au sud-est des États-Unis. Les vagues lèchent dangereusement les pavés.

On se presse dans les rues de Key West pour profiter des derniers rayons de soleil et de l’agréable chaleur floridienne de janvier.

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Des dizaines de touristes font la file pour se prendre en photo devant la borne indiquant le point le plus au sud-est des États-Unis, à Key West, en Floride.

« Les gens sont ici pour en apprendre davantage sur l’histoire de Key West. Les débarquements ? On ne m’en parle pas tellement », confirme Rob Derouse, les pieds sur le volant de son tuk-tuk.

Les endroits où ont eu lieu les plus récents débarquements sont « sur les plages par là-bas et sur les plages par là-bas », lance le guide en pointant dans toutes les directions.

En effet, il serait exagéré de parler d’une crise, assure la mairesse de Key West, Teri Johnston. « C’est la même chose pour chaque ouragan : les gens appellent ici et pensent que nous sommes dévastés ! Mais non, il n’y a rien de plus que des chaises de patio qui sont parties au vent », lance-t-elle.

Depuis les années 1970, l’archipel des Keys connaît des vagues migratoires, particulièrement à partir de Cuba, mais la situation a nettement empiré depuis les troubles récents dans le pays insulaire et son voisin, Haïti, confirme Teri Johnston.

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La mairesse de Key West, Teri Johnston, devant l’hôtel de ville

Depuis le jour de l’An, depuis le temps des Fêtes, nous avons vu une augmentation marquée [des arrivées]. Mais la plupart des gens ici ne savent même pas qu’il s’agit d’un enjeu, ce n’est pas comme si des migrants en situation irrégulière couraient dans les rues de Key West en causant des ravages et du chaos.

Teri Johnston, mairesse de Key West

Teri Johnston reconnaît que certains accostages peuvent être « choquants » pour les résidants de l’archipel, comme cette fois où une trentaine de migrants cubains se sont retrouvés dans la piscine d’un habitant de Marathon. « Mais ça n’a duré qu’une heure ou deux, puis tout était terminé », assure-t-elle.

Le 4 janvier dernier, l’arrivée d’un bateau transportant 15 migrants cubains à Marathon a toutefois entraîné le confinement de deux écoles, le temps que les autorités s’assurent que d’autres ne soient pas cachés dans les forêts de mangroves environnantes.

Des conditions terribles

En effet, les autorités locales ont été débordées, reconnaît la mairesse. À la suite du débarquement à Dry Tortugas, Rick Ramsay, shérif du comté de Monroe, qui englobe les Keys jusqu’au sud de Miami, a qualifié la situation de « crise ».

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Fort Jefferson, au parc national Dry Tortugas, en Floride

« C’est une crise dans le sens humanitaire, dont le monde entier doit s’occuper, reconnaît Teri Johnston. On doit d’abord régler ce qui se passe dans leurs pays. »

Le sort réservé aux migrants qui sont automatiquement détenus puis renvoyés dans leur pays après avoir été interceptés semble toutefois la préoccuper.

J’ai des sentiments partagés par rapport à ça. Parfois, certains sont partis en raison de menaces à leur vie et ils se retrouvent dans des situations dangereuses une fois qu’ils sont retournés dans leurs pays.

Teri Johnston, mairesse de Key West

« J’accueillerais une politique bipartisane au niveau fédéral qui permettrait à un certain nombre de ces migrants entrés aux États-Unis d’obtenir la citoyenneté à un certain point », ajoute-t-elle.

Des « chugs » à bouger

Une autre question est celle des bateaux laissés sur les côtes par les migrants – des embarcations appelées localement des « chugs ». En ce moment, les différents ordres de gouvernement se renvoient la balle au sujet de la responsabilité de leur ramassage.

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Plusieurs bateaux utilisés par des migrants pour se rendre dans les Keys sont conservés au Key West Tropical Forest & Botanical Garden.

À moins qu’ils laissent s’écouler du gaz ou d’autres matières chimiques, plusieurs semaines peuvent passer avant qu’ils soient ramassés, au grand déplaisir des touristes locaux.

Lors du passage de La Presse, une vingtaine de ces embarcations de fortune étaient entreposées à la base de la Garde côtière à Key West, à quelques mètres des VR du personnel qui loge à cet endroit.

À quelques pas de là, Mark Mariano et sa conjointe Lynda Bivels profitent de l’eau claire durant une pause de leur balade à vélo. « Il y a beaucoup de voisins qui n’aiment pas trop leur présence, surtout lorsqu’ils laissent des déchets dans les mangroves », explique le résidant de Key West.

« On les encourage »

Le sentiment général dans les Keys est un sentiment d’empathie, dit la mairesse de Key West, Teri Johnston, dans les bureaux climatisés de l’hôtel de ville : « À quel point leurs conditions dans leurs pays doivent être terribles au point de devoir risquer sa vie pour partir. »

En attendant, le sort des migrants capturés en mer ne semble pas affecter outre mesure les résidants des Keys pour qui la vie suit son cours.

Au Sunset Grille & Raw Bar, à la pointe ouest de Marathon, les clients applaudissent généralement lorsqu’ils sont témoins d’un accostage, confirme une serveuse, Rashira. « On les encourage, on crie, c’est tellement un moment de soulagement pour eux d’être arrivés ici. »

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Au bout de la rue 79, à Marathon, on peut toujours apercevoir l’épave d’un bateau depuis lequel 109 migrants haïtiens sont débarqués dans les Keys le 8 août dernier.

Certains touristes semblent même ignorer la présence de ces migrants en mer, comme ce groupe d’amis originaire du Wisconsin ayant loué une villa au bout de la rue 79, à Marathon.

Le 8 août dernier, 109 migrants haïtiens ont sauté de leur navire échoué à quelques dizaines de mètres de la côte pour nager jusque-là. La carcasse du navire est encore bien visible au loin.

« Justement, on se demandait ce que c’était », s’exclame une membre du groupe, interrogée sur la présence de l’épave.