(Manchester, Connecticut) En 2022, quand Raymond Dolphin a été nommé directeur adjoint d’une école secondaire du Connecticut, il savait déjà que les enfants n’allaient pas bien.

Le problème, c’était les téléphones portables. Les élèves s’en servaient en classe, même s’ils étaient interdits. Les médias sociaux amplifiaient les conflits entre élèves. Dans les couloirs et à la cafétéria, M. Dolphin voyait invariablement des têtes penchées sur des écrans.

Alors en décembre, il a fait quelque chose d’inédit : il les a interdits dans toute l’école.

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Le directeur adjoint Raymond Dolphin (à g.) a lancé l’initiative d’interdire les téléphones portables dans toute l’école. L’élève Amar Akasha (à d.) et son téléphone.

Les élèves et certains parents de l’école Illing, à Manchester, ont protesté, mais cette expérience produit déjà des résultats aussi profonds qu’inattendus.

Délaisser le téléphone portable, c’est comme couper le sucre, dit M. Dolphin : « Après quelques mois, on se sent mieux. »

Ce qui s’est passé à l’école Illing illustre une dynamique qui touche le monde de l’éducation : des mesures de plus en plus radicales sont adoptées pour réduire l’emprise néfaste d’une technologie omniprésente et infiniment distrayante.

Des dizaines d’écoles à travers le pays ont conclu que limiter par des règlements l’usage des téléphones était futile ; elles les ont carrément interdits dans tout le bâtiment, toute la journée.

Cela survient dans un contexte d’inquiétude généralisée quant aux effets délétères des téléphones et des réseaux sociaux sur les enfants.

Usage compulsif

Le directeur la Santé publique américaine et le commissaire à la Santé de la Ville de New York ont émis des mises en garde à ce sujet. Environ un tiers des adolescents américains déclarent être sur les réseaux sociaux « presque constamment ».

M. Dolphin, 45 ans, porte des lunettes rectangulaires et un walkie-talkie à la ceinture. Il a enseigné dès sa sortie de l’université, a fait un détour dans le secteur bancaire, puis est revenu à l’enseignement il y a 10 ans. C’est ces dernières années qu’il a constaté la présence « écrasante » des téléphones à l’école, dit-il. Lorsqu’un collègue éducateur de la ville voisine de Hartford lui a recommandé une solution, il l’a appliquée aussitôt.

Un matin de mars, à 7 h 50, il s’est rendu à sa place habituelle, près de l’entrée de l’école, pour s’assurer que tout le monde se conformait au nouveau règlement : quelques instants plus tard, un torrent de 800 élèves – certains turbulents, d’autres endormis – a franchi les portes de l’école.

Chacun a glissé son téléphone dans une pochette grise en caoutchouc synthétique verrouillable. Consigne : la pochette va dans le sac à dos, où elle doit rester – verrouillée – jusqu’à la sortie de l’école à 14 h 45.

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Les pochettes à fermeture magnétique Yondr

Imposer ces pochettes – fabriquées par une entreprise californienne appelée Yondr – n’a pas été facile. Ce matin-là, bien des élèves étaient encore mécontents. « J’ai pleuré », se souvient Michael Wilson, 14 ans, quand il a appris qu’il n’aurait pas accès à son téléphone durant la journée scolaire. Il a signé une pétition, collée au mur de la cafétéria, demandant à la direction de reculer.

Chioma Brown aussi était fâchée au début. Avec le temps, elle voit les choses autrement : « On est plus concentrés » durant les cours, dit-elle. Aujourd’hui, il lui arrive d’oublier que son téléphone est dans son sac.

Selon des enseignants qui au début étaient sceptiques, les pochettes ont transformé la vie scolaire. Dan Connolly, professeur de sciences en huitième année, commençait tous ses cours par le même rappel, six fois par jour : rangez vos téléphones et enlevez vos écouteurs. « Maintenant, la première chose que je dis, c’est “Bonjour”, et non pas “Enlevez vos AirPods” », relate M. Connolly.

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L’enseignant Dan Connolly (à g.) commence désormais ses cours en disant « Bonjour », et non plus « Enlevez vos AirPods », Serenity Erazo (à d.), 14 ans, dit que les élèves redécouvrent l’art de la conversation.

Marchandage sans fin

En fait, l’école Illing – comme les trois quarts des écoles américaines – n’avait jamais autorisé les téléphones en classe (seulement dans les espaces communs). Mais ce type de politique, si elle est laissée à l’initiative individuelle de chaque professeur, est inefficace, affirme Jonathan Haidt, psychologue à l’Université de New York qui recommande l’interdiction des téléphones à l’école.

Selon Justin Pistorius, professeur de mathématiques à Illing, l’ancien règlement sur les téléphones entraînait un marchandage perpétuel avec les élèves. Ils disaient : « Pourquoi vous faites ça ? Avec la prof de l’année dernière, on avait le droit. C’est vous, le zouf ».

C’est là qu’intervient Yondr – fondée en 2014 – avec ses pochettes à fermeture magnétique, qui sont aussi utilisées pour ranger les téléphones portables lors de concerts, de pièces de théâtre et d’examens professionnels. Depuis peu, ses ventes aux écoles explosent.

L’an dernier, le nombre d’écoles américaines utilisant les pochettes Yondr a atteint 2000, selon la porte-parole Sarah Leader. C’est deux fois plus qu’en 2022, dit-elle.

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Selon l’enseignant Justin Pistorius (à g.), l’interdiction des téléphones portables a mis fin au marchandage perpétuel avec les élèves. Michael Wilson (à d.) a pleuré quand il a appris qu’il n’aurait pas accès à son téléphone durant la journée scolaire.

De Manhattan aux régions rurales du Texas, des écoles achètent des pochettes et les distribuent aux élèves. À Providence, capitale du Rhode Island, huit écoles secondaires – fréquentées par 4500 élèves – les ont imposées.

Retour en présentiel, post-COVID-19

Pour certains éducateurs, ces pochettes étaient une solution du désespoir. Au retour en classe après la pandémie et les cours en virtuel, la relation des élèves avec leur téléphone avait radicalement changé, explique Carol Kruser, alors directrice de l’école secondaire de Chicopee, dans le Massachusetts. Au lieu de seulement jeter un coup d’œil à l’heure du midi, ils regardaient des vidéos YouTube en classe et refusaient de ranger leur téléphone. Les enseignants étaient aux abois. Mme Kruser a imposé les pochettes Yondr au printemps 2021.

« Je me demandais si ce serait mon suicide professionnel », se rappelle Mme Kruser, 55 ans, aujourd’hui directrice adjointe du conseil scolaire de Chicopee. « C’était trop important pour faire autrement. »

Aujourd’hui, l’utilisation des pochettes fait tache d’huile : les conseils scolaires voisins les ont adoptées et le gouvernement du Massachusetts les subventionne depuis l’automne dernier.

Solitude, dépression, distraction

« Nous savons que ces téléphones créent, au mieux, une habitude et, au pire, une dépendance. Et leur lien avec la dépression et la solitude est de plus en plus clair », résume la psychologue Susan Linn, chargée de cours à la faculté de médecine de Harvard et autrice de Who’s Raising the Kids ? (Qui élève les enfants ? ).

Alors pourquoi laisse-t-on entrer ça à l’école ?

La psychologue Susan Linn, qui enseigne à la faculté de médecine de Harvard

Le projet de M. Dolphin a obtenu le soutien enthousiaste du directeur et du conseil scolaire : l’automne dernier, l’école Illing a payé 31 000 $ pour les pochettes. Parents et élèves ont été plus difficiles à convaincre.

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L’enseignante Anwesha Baidya (à g.) peinait à convaincre ses élèves d’enlever leurs écouteurs en classe. L’élève Collin Clapp (à d.) et son téléphone portable.

Les parents avaient trois grandes objections. Certains s’inquiétaient de ne pas pouvoir joindre leurs enfants en cas d’urgence. Quelques-uns, dont les enfants font de l’anxiété, souhaitaient qu’ils conservent leur accès à de la musique ou à des applications de méditation. D’autres trouvaient simplement pratique de pouvoir contacter leurs enfants pendant la journée.

L’école a rappelé aux parents qu’il y a au moins un téléphone fixe dans chaque classe. De plus, les enseignants conservent leurs téléphones et pourraient appeler le 911 si nécessaire. Enfin, ces pochettes ne sont pas des « coffres-forts », elles peuvent être ouvertes en cas d’urgence, a fait remarquer M. Dolphin aux parents.

Dans le pire des cas – une tuerie à l’école –, la consigne de sécurité est de se cacher et rester silencieux, a ajouté M. Dolphin : « L’idée même que chaque enfant téléphone à ses parents est exactement le contraire de ce qui est prescrit. »

Pour la poignée d’élèves utilisant leur téléphone pour gérer leur anxiété, l’école Illing a mis en place un plan de sevrage : ils pourraient se rendre dans un bureau de l’école où un responsable déverrouillerait leur pochette. Cet enjeu a complètement disparu après quelques semaines.

Quant aux parents qui voulaient pouvoir appeler leurs enfants pour prévenir, par exemple, qu’ils passeraient les chercher plus tard, « ils ont dû s’y faire », dit M. Dolphin : ils peuvent appeler l’école, qui transmet le message. De même, les élèves peuvent se rendre au bureau s’ils doivent joindre leurs parents (quand c’est arrivé, certains élèves n’avaient jamais utilisé un téléphone filaire).

Effets secondaires positifs

L’interdiction a eu des effets bénéfiques inattendus.

Les élèves coordonnant des séances de vapotage (c’est interdit) dans les toilettes ? Terminé.

AirDrop pour partager des photos inconvenantes en classe ? Terminé.

Conflits attisés par les médias sociaux à l’école ? Terminé.

Selon M. Pistorius, le professeur de mathématiques, les pauses pour aller aux toilettes sont plus courtes : le trajet n’est plus l’occasion de passer du temps sur son téléphone.

Quatre mois après l’interdiction, la plupart des parents semblent s’être faits à l’idée des pochettes ou même les apprécier. Tant qu’il existe des plans en cas d’urgence – un téléphone de l’école facilement accessible, par exemple – les pochettes « me conviennent parfaitement », a dit Donaree Brown, dont la fille Chioma est en huitième année.

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La directrice adjointe Erin Powers-Bigler (à g.) a soutenu le projet d’interdire les téléphones. Chioma Brown (à d.), 14 ans, était fâchée au début. « On est plus concentrés » durant les cours, dit-elle maintenant.

À la fin des classes, les élèves se dirigent vers les sorties, où les autobus les attendent. Près de chaque sortie se trouve une borne de déverrouillage, au mur, où on peut ouvrir sa pochette d’un simple clic (grâce à un aimant, qu’un membre du personnel met dans chaque borne quand la cloche sonne). Lors de la visite du Post à l’école Illing, une bonne moitié des élèves montait dans l’autobus sans s’arrêter à la borne de déverrouillage.

L’école ne se fait pas d’illusions, ce système n’est pas infaillible, dit M. Dolphin. Tous les élèves mettent-ils leurs téléphones dans la pochette ? Bien sûr que non, dit-il : « Nous ne sommes pas naïfs. » Mais les élèves savent que sortir leur téléphone entraîne une retenue.

Quand les élèves sont en groupe, la pression sociale fait dire aux élèves qu’ils détestent les pochettes, dit M. Dolphin en riant. Mais quand on les prend individuellement, c’est différent. De nombreux élèves lui ont dit qu’ils se font plus d’amis. Il pense aussi que « l’angoisse dans laquelle vivent les enfants » (il mime une personne, les yeux hagards, tête penchée vers un écran) a diminué.

Par ailleurs, selon des élèves, la disparition des téléphones semble faire revivre quelque chose d’ancien. Serenity Erazo, 14 ans, avait l’habitude de regarder TikTok ou d’écouter de la musique après avoir terminé ses devoirs. Le temps libre est un brin plus ennuyeux à présent, dit-elle, mais les élèves s’adaptent : « On trouve des sujets de conversation, on se débrouille. »

Gabe Silver, lui aussi en huitième année, est d’accord. À l’arrivée des pochettes, « tout le monde était malheureux et personne ne se parlait », dit-il. Maintenant, la différence s’entend au repas du midi et dans les couloirs. C’est plus bruyant. Les élèves se parlent davantage « face à face, en personne », explique Gabe. « Et c’est un aspect crucial de la croissance ».

Certains élèves n’avaient pas réalisé à quel point le téléphone nuisait à leur concentration. Nicole Gwiazdowski, 14 ans, respectait l’ancienne consigne, qui interdisait seulement le téléphone en classe. Mais même dans sa poche, il était source de distraction. Son téléphone vibrait de 5 à 10 fois par jour, chaque notification étant une tentation de regarder.

Ces jours-ci, tout le monde est plus attentif en classe, dit-elle. Et en fin de compte, être séparé de son téléphone durant la journée n’est pas le drame que certains appréhendaient.

« Les gens pensaient : “Oh, mon Dieu, je vais rater tellement de choses” », a déclaré Nicole. « On ne rate rien du tout. Rien d’important ne se passe en dehors de l’école. »

Cet article a d’abord été publié dans le Washington Post.

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