(Comté de Broward, Floride) En ouvrant la porte de la clinique d’avortement mardi matin, Kristen pensait être arrivée juste à temps.

Cette mère de deux enfants, âgée de 22 ans, avait appris quelques heures plus tôt qu’en Floride, il serait interdit dès mercredi d’avorter après six semaines de grossesse. Annulant tous ses projets, elle avait trouvé quelqu’un pour la conduire dans l’espoir d’avorter avant la date limite.

Mais il était trop tard. Un jour trop tard.

« L’échographie montre que vous avez dépassé la limite fixée par l’État », lui a dit Eileen Diamond, directrice de Benjamin Surgical Services International, près de Fort Lauderdale. L’examen avait révélé que Kristen était enceinte de huit semaines.

Même si la clinique pouvait – jusqu’à minuit – interrompre des grossesses de plus de huit semaines, une autre loi de Floride exigeait une échographie au moins 24 heures avant l’intervention, lui a expliqué avec empathie Mme Diamond dans le cabinet médical. Donc, Kristen ne pouvait se faire avorter avant mercredi… date à laquelle son avortement ne serait plus légal.

« Oh non », a dit Kristen, en larmes. « Non, non… »

Depuis mercredi, les cliniques de Floride doivent refuser l’avortement à la majorité des patientes qui consultent, en vertu de la nouvelle limite. Or, six semaines après la conception, de nombreuses femmes ne savent pas encore qu’elles sont enceintes. Cette interdiction, entrée en vigueur le 1er mai, devrait constituer la plus grande atteinte au droit à l’avortement aux États-Unis depuis l’annulation de l’arrêt Roe c. Wade en 2022.

PHOTOS GESI SCHILLING, THE WASHINGTON POST

À gauche, Eileen Diamond, directrice de la clinique Benjamin Surgical Services. Elle a dû refuser huit femmes mardi, puisqu’elles étaient enceintes de plus de six semaines. À droite, Destiny, 22 ans, durant une séance avec une travailleuse sociale après son avortement.

Pour Kristen, la clinique d’avortement la plus proche est désormais à 11 heures de route – 1160 km – en Caroline du Nord. « Je peux t’aider à trouver un rendez-vous dans un autre État, mais il faut s’y rendre », lui a dit Mme Diamond mardi. Kristen l’a regardée en hochant la tête, puis s’est mise à rire : compte tenu de ses finances, aller en Caroline du Nord était aussi réaliste que s’envoler vers la lune.

« Je n’ai pas les moyens d’avoir trois enfants », a déclaré Kristen, qui, comme d’autres femmes citées dans cet article, a demandé à être identifiée seulement par son prénom. « Mais je ne vais pas aller dans un autre État. Je n’ai pas l’argent pour ça. »

La nouvelle loi sur l’avortement de l’État, signée par le gouverneur républicain Ron DeSantis en 2023 et confirmée par la Cour suprême de Floride le mois dernier, raccourcit à 6 semaines l’ancienne limite, qui était de 15 semaines (en vertu d’une loi précédente adoptée peu après l’annulation de Roe v. Wade). Elle affectera beaucoup plus de femmes que toutes les autres lois d’États qui limitent l’avortement durant le premier trimestre. Plus de 80 000 femmes se font avorter en Floride au cours d’une année normale, soit environ un avortement sur douze au niveau national.

Pour chaque Floridienne vivant une grossesse non désirée, l’avenir sera désormais déterminé par la taille du fœtus à l’écran de l’échographe. S’il est assez petit pour être évalué à moins de six semaines, elle pourra avorter. Sinon, elle devra soit commander des pilules abortives en ligne, soit se rendre dans une clinique dans un autre État.

« Je me sens tellement agressée », a déclaré en pleurant Ilona, 42 ans, mardi après-midi, après qu’on lui a aussi refusé l’avortement à la clinique Benjamin. « D’après moi, ce devrait être mon droit. Ça ne devrait pas être si dur. »

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Des membres du personnel de la clinique Benjamin examinant des dossiers à la fin de la journée mardi

Une loi aussi restrictive bouleversera immédiatement l’accès à l’avortement bien au-delà de l’État. Les Floridiennes alourdiront la charge des cliniques de Caroline du Nord, de l’Illinois et de Virginie, déjà débordées par l’afflux de femmes des États antiavortement du sud-est des États-Unis.

Proposition référendaire en novembre

Les militants pour le droit à l’avortement espèrent que les électeurs approuveront en novembre une proposition référendaire qui annulerait la limite de six semaines et enchâsserait dans la constitution floridienne le droit à l’avortement. Dès janvier, l’accès à l’avortement en Floride serait possible jusqu’à la 24semaine de grossesse. Mais même si c’est le cas, des dizaines de milliers de femmes seront affectées d’ici là.

La clinique Benjamin s’est efforcée d’accueillir autant de patientes que possible avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, recevant deux fois plus de patientes ces derniers jours et restant ouverte au-delà des heures normales. Le dernier avortement d’un fœtus de plus de six semaines a eu lieu à 16 h 50 mardi.

Benjamin Surgical Services a été fondée il y a 36 ans par le gynécologue-obstétricien Michael Benjamin, bien connu dans le sud de la Floride pour avoir commencé à pratiquer des avortements en 1973, l’année où l’arrêt Roe a été rendu.

Eileen Diamond avait passé la semaine précédente au téléphone pour joindre des patientes ayant manqué des rendez-vous. Après 30 ans dans ce domaine, elle savait comment ces choses arrivent : les patientes manquent de temps, l’accompagnateur a un empêchement, il leur manque un peu d’argent.

Sauf que mardi, c’était maintenant ou jamais.

« C’est très important de vous présenter le plus tôt possible », répétait Mme Diamond au téléphone mardi matin. « Pouvez-vous trouver une façon de venir aujourd’hui ? »

Elle était particulièrement inquiète pour Dawn, qui l’avait textée dans la nuit de lundi à mardi. Enceinte de 12 semaines, Dawn s’était déjà rendue à la clinique pour l’échographie, mais elle n’était pas à l’agenda du bloc opératoire mardi. Elle n’avait qu’une partie de la somme requise.

« Bonjour, je ferai tout ce que je peux pour cet avortement dont j’ai désespérément besoin », a écrit Dawn, 32 ans, à Mme Diamond à 23 h 32. « C’est vraiment important que je n’aie pas d’autre bébé… J’ai besoin de votre aide. S’il vous plaît, s’il vous plaît, aidez-moi. »

Dawn a passé presque toute la nuit à pleurer, imaginant sa vie avec un enfant de plus. Elle vit dans un appartement d’une chambre avec ses quatre enfants, dont un bébé de 5 mois, et vient de rompre avec son conjoint. Sa situation est déjà si précaire qu’elle a commencé à contacter des refuges où loger sa famille temporairement.

Dès son arrivée à la clinique, mardi matin, Dawn a été conduite au bureau de Mme Diamond.

« On peut faire l’intervention aujourd’hui », lui a dit Mme Diamond. La clinique s’arrangerait avec la facture.

Dawn a fondu en larmes : « C’est une question de vie ou de mort pour moi. Merci beaucoup », a-t-elle dit.

Mardi midi, la salle d’attente était presque pleine et une dizaine de femmes attendaient dans le corridor. Certaines étaient venues seules, d’autres avec des enfants ou leur conjoint. Elles ont patienté durant des heures, passant le temps sur Instagram et TikTok, sachant que tout le monde était dans le même bateau, espérant avorter avant le 1er mai.

À la fin de la journée, plusieurs de ces femmes n’allaient pas éprouver le même soulagement que Dawn. Au moins six patientes ont appris après l’échographie qu’elles étaient trop avancées pour pouvoir avorter en Floride.

« Alors je dois le garder, je n’ai pas le choix, c’est ça ? », a demandé une mère de trois enfants, âgée de 35 ans.

Tout de suite, Mme Diamond s’est mise en mode solution, comme pour les autres patientes refusées. Elles pouvaient prendre un vol direct Fort Lauderdale-Washington, leur a-t-elle dit. Là-bas, une clinique pouvait les voir immédiatement et des organismes de défense du droit à l’avortement avaient les fonds – pour le moment, en tout cas – pour payer la facture.

« Rentre chez toi, pense à tout ça », a dit Mme Diamond à Kristen, la jeune femme de 22 ans qui avait appris qu’elle avait dépassé la limite des six semaines. « Je vais t’envoyer une photo des vols ; si tu décides d’y aller, j’achèterai les billets. »

« C’est un service que rendent aux femmes les gens qui croient en l’accès à l’avortement », a-t-elle ajouté.

Mme Diamond est soutenue par des fonds d’aide à l’avortement en Floride et ailleurs au pays. Elle collabore avec quelques cliniques hors de Floride en lesquelles elle a confiance. Plusieurs membres de son personnel ont récemment visité une clinique à Washington pour établir une relation et s’assurer qu’il s’agit d’un bon endroit où envoyer des patientes.

« S’il vous plaît, gardez-nous de la place, nous aurons beaucoup de patientes à vous envoyer », a dit Mme Diamond lors d’un appel téléphonique avec la clinique de Washington mardi.

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L’aide-infirmière Jessenia Puig, dans une salle d’opération de la clinique Benjamin, près de Fort Lauderdale, en Floride

Mais aller se faire avorter loin de chez soi ne convient pas à toutes, même si le voyage est payé. La plupart des femmes à qui Mme Diamond a offert cette solution avaient des réticences. Qui s’occuperait des enfants pendant leur absence ? Qu’arriverait-il si une complication médicale survenait dans l’avion ?

Ainsi, Ilona a évoqué une grave hémorragie après avoir donné naissance par césarienne. L’idée de se vider de son sang dans l’avion la terrifiait : « J’ai failli mourir », a-t-elle dit. « Et maintenant, ils obligent les femmes à voyager dans ces conditions dangereuses. »

Chaque fois qu’elles ont pu, Mme Diamond et tout le personnel de la clinique ont rappelé aux patientes qu’elles auraient l’occasion de voter sur ces lois en novembre : si elles sont en colère, elles doivent appuyer la proposition référendaire d’enchâsser dans la constitution floridienne le droit à l’avortement, qui requiert 60 % des votes.

Si chaque personne affectée transmet ce message à 10 personnes qu’elle connaît […], on peut espérer que 60 % des Floridiens verront la lumière.

Kurt Christopher, un des médecins de la clinique Benjamin

Ce mince espoir signifie bien peu pour les femmes à qui on a refusé un avortement.

N’y a-t-il pas une petite marge de manœuvre ? a plaidé Ilona, enceinte de 12 semaines, à qui l’avortement a été refusé parce que son échographie n’avait pas été prise 24 heures avant la date limite du 30 avril.

Quelques heures, ça change quoi ? « Faites-le quand même », a-t-elle plaidé.

Mme Diamond a dû la renvoyer chez elle.

Ce texte a été publié dans le Washington Post.

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