Une fois par mois, j’ai rendez-vous avec les lecteurs de la Montreal Gazette. Depuis 2020, j’y suis columnist. Ce journal, qui célèbre son 245e anniversaire cette année et qui est le plus vieux quotidien au Canada, a connu des dernières semaines difficiles. Il y a d’abord eu l’annonce de nouvelles mises à pied, puis, vendredi dernier, les noms des personnes qui quitteraient le journal ont été dévoilés. Des artisans du métier qui méritent tous le titre qu’ils sont trop modestes pour accepter : celui de légende.

Il faut toujours s’inquiéter lorsqu’une salle de nouvelles réduit son effectif. Et depuis l’annonce de la Montreal Gazette, plusieurs élus et lecteurs ont partagé leur crainte collective de voir ce journal un jour disparaître et, pour l’instant, de voir qu’il a encore moins de moyens pour couvrir, notamment, la nouvelle locale. La nouvelle locale représente un important tissu social dans tous les marchés. Elle ne l’est pas moins lorsqu’elle est écrite en anglais, dans une province francophone. Au contraire.

Une réduction d’effectifs veut aussi dire moins de moyens pour produire une version papier. C’est peut-être mon côté romantique, mais le papier représente encore pour moi un outil important. En format journal ou magazine, je m’y abonne encore. N’étant pas une dinosaure, je reconnais évidemment aussi l’importance du numérique. Mes nombreux abonnements le prouvent aussi. Aujourd’hui, l’unité de mesure du succès d’un journal est justement son nombre d’abonnés numériques. Il représente le cœur de son chiffre d’affaires. Et c’est vrai partout. À titre d’exemple, le journal français Le Monde, qui se porte à merveille, compte 500 000 abonnés. Plus de 80 % d’entre eux sont en format numérique.

Mon étude de cas préférée

Il est facile de l’oublier, mais il y a 10 ans, le Washington Post était au bord d’un gouffre financier. Son statut d’icône et ses scoops d’antan n’ont pas su sauver le journal d’une gestion questionnable, à l’aube de nouvelles réalités de consommation. En 2013, le WaPo a recruté Marty Baron comme rédacteur en chef, en espérant qu’il puisse redonner vie au journal. Il était sain de croire que Baron était équipé pour le faire, lui qui avait connu le succès à la tête de la direction du Miami Herald, puis à celle du Boston Globe. Mais l’expérience et la compétence de Marty Baron ne représentent pas, à elles seules, la bouée qui a sauvé le Washington Post. Quelques mois après l’arrivée en poste de Baron, Jeff Bezos a acheté le journal. Le fondateur d’Amazon et cowboy de l’espace y a ensuite amené une nouvelle vision et y a injecté 250 millions de dollars américains. Avant l’arrivée de Marty Baron et de Jeff Bezos, le Washington Post comptait 42 000 abonnements numériques. Aujourd’hui, il en est à 2,7 millions, tout juste derrière le Wall Street Journal, et derrière le New York Times, qui est premier de classe à travers le monde, avec 8,4 millions d’abonnés en ligne.

Le Los Angeles Times a lui aussi connu des moments difficiles, jusqu’à son rachat, en 2018, par le milliardaire Patrick Soon-Shiong. Soon-Shiong a injecté 100 millions de dollars américains dans le journal.

C’est peut-être avec ces exemples en tête que le Montréalais Mitch Garber a récemment fait des appels de phare au groupe Postmedia, propriétaire de la Montreal Gazette et de plus de 130 autres titres média, dont le National Post et le Vancouver Sun. Postmedia n’a pas donné suite à la proposition de Mitch Garber. Mais la semaine dernière, le groupe a mis en place un comité-conseil composé de 11 leaders communautaires et d’affaires de Montréal afin qu’il puisse suggérer des stratégies de sauvetage.

La formule milliardaire + journal peut marcher. Le Washington Post et le Los Angeles Times n’en sont que deux exemples. C’est un mariage qui peut réussir notamment s’il n’y a pas d’ingérence éditoriale de celui ou de celle qui tient le chéquier.

Une autre condition de réussite est de se rappeler que la nouvelle est un service public et qu’elle n’a pas à être rentable, même si elle en est capable. En interview, il y a plus de 20 ans, le feu journaliste canadien Peter Jennings rappelait que la chose la plus difficile qui ne soit arrivée aux nouvelles télévisées soit qu’elles aient commencé à faire de l’argent.

L’avantage du ou de la milliardaire propriétaire de journal est qu’il ou elle a d’autres avoirs rentables. Dans le cas de Jeff Bezos, c’est entre autres Amazon, Blue Origin et peut-être bientôt les Commanders, l’équipe de football de Washington. Pour Patrick Soon-Shiong, qui est chirurgien, c’est la pharmaceutique et une partie des Lakers, l’équipe de basketball de Los Angeles.

Ils peuvent donc, pour l’instant, se contenter de bénéfices dans leurs journaux respectifs, sans nécessairement exiger des profits.

Il y a une responsabilité citoyenne à protéger les médias locaux et une presse libre. Les Bezos et Soon-Shiong de ce monde semblent le comprendre, et si l’acquisition de journaux représente aussi pour eux des trophées de chasse, est-ce bien grave ?

Il a souvent été dit, avec raison, qu’on peut juger un pays en regardant le traitement qu’il réserve à ses aînés. Je crois qu’on peut aussi le juger selon son traitement de ses journalistes et de sa presse. Les exemples des dangers que représente une presse limitée sont nombreux et nous n’avons pas à regarder bien loin pour les voir. Quelle chance, quel privilège, nous avons d’avoir accès à des médias libres. Il ne faudrait pas en perdre. La démocratie meurt dans l’obscurité. C’est vrai et c’est la devise du Washington Post. Gardons plus de lumières allumées (et longue vie à la Montreal Gazette).