Le jour de l’An est derrière nous et avec lui son cortège de résolutions foireuses. Quoiqu’avec les années 2020, la COVID-19, la nouvelle réalité, les résolutions ont pris le bord et c’est une bonne chose ! À la place, on formule (et s’autoprodigue) des souhaits. Et en tête de ceux-ci, des incantations post-modernes. On se souhaite de la bienveillance en toutes choses, dans nos rapports aux autres, envers nous-mêmes. On appelle la résilience de nos vœux, comme une force magique face au monde en furie et à l’adversité. Et finalement, on espère être remplis de gratitude devant ce que nous avons.

Dans ce monde incertain, où la crise climatique se rappelle à nous chaque saison, où l’Ukraine et la Russie jouent à la roulette, où l’inflation est anxiogène, la bienveillance, la résilience et la gratitude brillent comme des diamants. Ce sont des valeurs refuges, des talismans qui illuminent un quotidien aux contours sombres. Des qualités qui, si on y croit et qu’on les pratique, nous mettraient du bon bord de l’histoire.

Depuis cinq-six ans, elles ont envahi les discours, les communications, les publicités, la culture. Elles parlent de bonté et d’ouverture. Car nous en avons visiblement besoin. Le monde est rude. Les solutions collectives à nos maux ont rétréci. L’individu doit manager sa vie, jouer ses options seul. Et ces mots, ces qualités sont du concentré de bonnes valeurs, des remèdes universels.

Au départ, la bienveillance est une disposition favorable à l’égard d’autrui, de l’indulgence à son endroit. Mais elle est progressivement devenue une posture idéologique quasi obligée.

Au pays du consensus, elle est la valeur cardinale, une doudou intellectuelle, molle et affable : « Je t’accueille et t’accepte, dans toute ton imperfection. » Elle interdit le jugement. Sous le regard bienveillant, tout s’équivaut et rien ne se critique. « C’est ton choix… »

La résilience, cette capacité à surmonter des chocs traumatiques, à continuer à se développer et à se projeter en présence d’évènements traumatisants, est un vieux concept popularisé par le psychiatre Boris Cyrulnik. La résilience aborde de façon constructive les problèmes. Mais TOUT est-il si traumatisant pour autant dans nos vies ? Le moindre vent de face nécessite-t-il l’intervention d’une batterie de psys, la création d’un safe space ? À voir l’occurrence du mot résilience dans le discours ambiant, il semblerait bien que oui…

Quant à la gratitude, c’est, au sens strict, un sentiment affectueux de reconnaissance, c’est se sentir obligé face à quelqu’un de bon. Force est de constater que la gratitude propulsée à grands coups de mains jointes, de bras levés au ciel, de « merci la vie ! », « pensées d’abondance ! », est dorénavant une manière de remercier machinale et abstraite, quoiqu’à la mode. On remercie l’Univers plutôt que de reconnaître qu’on a besoin des autres, c’est-à-dire de faire société. Hashtag Gratitude est bien moins contraignant – et tellement plus visible – qu’un merci sincère à quelqu’un de précis.

Qu’on me comprenne bien. Il ne s’agit pas ici de réfuter ces belles valeurs nobles et porteuses (je le dis sans ironie), mais de constater qu’elles ont glissé, qu’elles sont devenues récupérées jusqu’à la moelle par l’industrie de la croissance personnelle et du mieux-être, banalisées jusqu’à en être instagrammables par le marketing d’influence. On a désossé ces mots et on en a fait des coquilles vides.

Il reste le spectacle de notre chaleur, la mise en scène passive-agressive des bons sentiments. À force d’étirer la sauce, on a fini par la rendre insipide. On en connaît même que la bienveillance lyreuse a fini par rendre… malveillants.

Mais qu’est-ce que ce délitement de valeurs pures et de mots puissants peut bien cacher ? Que la bienveillance, la résilience, la gratitude et autres mantras triomphent, à force d’y croire, sur les obstacles ? Que TOUT se vaut, se pardonne, se règle avec un peu de magie, et si possible sur une plage à Tulum ? Dans la vraie vie, la société n’avance pas à coups de hashtags ravis. Les choses bougent, les sociétés avancent et progressent parce que des états des lieux sont posés, avec des mots précis. Des batailles sont menées, des paroles portées. La bienveillance gnangnan est une acceptation individuelle des faits, une privatisation candide de solutions à des problèmes collectifs, à des situations gossantes pour plusieurs.

En 2023, je nous souhaite certes de la bonté, de la douceur les uns pour les autres. Mais aussi : des dents, des griffes, des mots acérés, des mots qui portent, des mots bien utilisés pour faire face aux injustices, ensemble. Et moins de complaisance intellectuelle.