Dans notre rapport rendu public le 22 juin, nous avons recommandé au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) que soit décrété le moratoire de toute interpellation policière qui ne soit pas justifiée par l’enquête d’un crime spécifique ou par le soupçon raisonnable d’une activité illégale.

Formuler une seule recommandation au terme d’un rapport de plusieurs centaines de pages, et ce, après plus de deux ans de recherche, peut sembler pour le moins inusité. C’est pourtant le choix que nous avons fait après avoir analysé les très nombreuses données quantitatives et qualitatives recueillies.

Trois constats forts émergent de ces données. Tout d’abord, nous n’observons aucune inflexion significative des disparités de traitement vécues par certaines minorités racisées de Montréal, et ce, malgré la nouvelle politique et le « virage culturel » annoncé par la direction du SPVM.

Ensuite, parce que le fait de prendre en compte la raison de l’interpellation, ainsi que sa source (un appel citoyen ? une initiative du policier ?) ne permet aucunement d’exonérer les forces de l’ordre de leur responsabilité vis-à-vis des discriminations. Comme pour le premier rapport, les taux de criminalité ne permettent pas non plus d’expliquer ces écarts de traitement.

Enfin, les entrevues avec les membres du SPVM démontrent qu’il n’y a pas de prise de conscience de la nécessité d’effectuer un changement dans leurs pratiques, ce qui nous conduit à conclure qu’il est impossible d’entrevoir à court et à moyen terme une amélioration de la situation en matière de discrimination raciale dans les interpellations.

À ce constat s’ajoute le fait que les études sur les impacts positifs de l’interpellation en matière de sécurité publique ne permettent pas de justifier la poursuite de cette pratique, dont les effets négatifs sur une partie de la population sont à l’inverse largement démontrés. Ainsi, même si les policiers et policières semblent convaincus que l’interpellation joue un rôle essentiel dans la lutte contre le crime, les preuves scientifiques de telles allégations demeurent faibles.

Discrimination ou sécurité

Aujourd’hui, ce n’est plus le temps de procéder à d’autres études pour s’assurer de bien comprendre les chiffres associés à ces disparités. C’est le temps d’agir.

Et la seule action qui doit être entreprise, c’est de cesser une pratique indubitablement discriminatoire, que rien ne justifie à ce stade-ci. La très forte convergence des résultats ne permet pas d’envisager une autre voie, sauf si l’on décide explicitement et en toute connaissance de cause de perpétuer des discriminations raciales.

Le chef du SPVM, Fady Dagher, a rejeté notre recommandation et la Ville de Montréal a immédiatement entériné cette décision sans plus de débat. Nous sommes bien conscients et conscientes que l’idée d’un moratoire des interpellations sans motif peut être mal reçue par le SPVM, et tout particulièrement par une grande majorité de ses membres, ainsi que par la Fraternité des policiers et policières de Montréal.

À cet égard, on entend l’argument sur la nécessité de « laisser la police faire son travail » et sur le supposé caractère incontournable des interpellations dans la prévention et la lutte contre la criminalité.

Or, nous tenons à désavouer fermement toute mise en opposition entre lutte contre les discriminations raciales et sécurité publique. Comme nous l’avons vu dans les discours policiers recueillis dans notre étude, les allégations de racisme et les critiques faites à la pratique de l’interpellation sont très souvent associées à une menace à la sécurité publique. Encadrer et limiter les pouvoirs policiers et leur capacité d’action reviendrait forcément à faire le jeu des criminels et aurait potentiellement comme résultat d’augmenter la criminalité.

Dès lors, si les discriminations raciales ne sont plus niées, elles sont mises en concurrence avec les objectifs de lutte contre le crime : « Vous voulez réduire les discriminations ? Eh bien, cela ne pourra se faire qu’au détriment de votre sécurité. »

À cet argument, nous voulons opposer deux répliques. Tout d’abord, une telle rationalisation qui oppose réduction des discriminations et réduction de la sécurité n’a pas de fondement scientifique. En sus des nombreuses études qui montrent que les interpellations ne sont pas un outil stratégique de consolidation de la sécurité publique, les recherches confirment qu’il est également possible d’agir simultanément sur les deux, c’est-à-dire de réduire les disparités raciales dans les pratiques policières tout en accroissant la sécurité publique. Affirmer que la fin des interpellations va nécessairement s’accompagner d’une augmentation de la criminalité est tout simplement faux.

Ensuite, et surtout, il est tout à fait inacceptable de considérer qu’il faudrait faire un choix entre réduction du racisme et réduction du crime. Accepterions-nous qu’un service de santé discrimine des personnes sur la base de leur identité racisée parce que cela permettrait de mieux soigner la majorité des gens ? Serions-nous fiers d’une école qui chasserait les élèves non blancs sous le prétexte fallacieux que cela accroît son taux de diplomation ? Devons-nous accepter que la police au Québec cible de manière disproportionnée des minorités racisées parce que cela sert hypothétiquement à améliorer la sécurité de la majorité ?

À toutes ces questions, la réponse ne peut être que négative. Une police qui discrimine selon l’identité racisée des individus est une police qui fragilise la sécurité des citoyens et des citoyennes. Et c’est pourquoi nous espérons que tant la direction du SPVM que les divers ordres de gouvernement auront le courage de revenir sur cette décision pour améliorer la sécurité de toute la population.

* Cosignataires : Alicia Boatswaine-Kyte, professeure adjointe de travail social, Université McGill ; Mariam Hassaoui, professeure de sociologie, Université Téluq

Lisez l’article « SPVM : les policiers pourront encore interpeller sans motif »