C’était en 1995 à Montpellier dans le sud de la France. Je me souviens d’un soir avec des copains d’origine maghrébine (je précise, car c’est important pour la suite), où nous avons été refoulés d’une discothèque pendant qu’une cliente félicitait le videur d’avoir viré des « Arabes ».

Une autre fois, en voiture, nous avons été arrêtés et contrôlés par des policiers à moto. J’avais déjà vécu ce genre d’expériences auparavant, mais visiblement pas mal moins souvent qu’eux.

La même année, je participais aux manifestations, les plus importantes depuis Mai 68, contre la « loi Juppé ». J’expérimentais les coups de tonfas, les lacrymogènes et les affres de la gestion policière des mouvements sociaux en France.

Enfin, 1995, c’était aussi la sortie du film La haine qui raconte l’histoire de jeunes de cités. Ça se termine par des émeutes, une bavure policière et la mort d’un jeune.

C’était il y a presque 30 ans. Tout était là. Déjà.

Une ampleur inédite

Les émeutes de ce début d’été en France ne sont ni nouvelles ni surprenantes. Elles ne sont pas une exception française non plus, même si elles se sont multipliées dans certains quartiers populaires depuis les années 1990. En 2005, notamment, les cités s’embrasent pendant trois semaines à la suite de la mort de deux jeunes, électrocutés en tentant d’échapper à la police.

En 2023, il aura donc fallu l’étincelle d’une balle qui a pris, de manière injustifiable, la vie d’un jeune de 17 ans pour enflammer les esprits et les cités. Mais cette fois, d’ampleur inédite, le feu s’est propagé sur tout le territoire jusque dans les centres-villes de plus de 500 villes de France, grandes et petites.

Sans surprise, de jeunes émeutiers en profitent pour piller des magasins. Des révoltés, des « satellites sans orbite », le mortier dans une main et le téléphone cellulaire dans l’autre. On soupçonne aussi la présence de gangs criminels et, peut-être, de groupes extrémistes qui alimentent la crise et s’en alimentent.

PHOTO CHRISTOPHE SIMON, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Scène d’émeute à Marseille, le 30 juin dernier

Le chaos fait rouler le business. Il ne faut pas nier le défi que ces enjeux représentent dans les cités, mais ce n’est pas l’explication centrale de cette triste situation que vit la France.

Chaque fois, la même colère sourde, le même sentiment d’injustice, d’inégalité, d’exclusion et l’explosion d’une violence que rien n’excuse. Mais ne rien excuser n’interdit pas d’essayer de comprendre.

Comme, par exemple, la haine de la police qui cristallise cette colère et atteste d’une relation historiquement tendue entre les cités et les gens en uniforme, envoyés en première ligne comme si c’était leur rôle de panser les plaies de la République. Une république, justement, dont les services publics, pas très nombreux dans les cités, ont été visés comme le symbole de promesses brisées et d’une politique de la ville et d’un État qui, malgré les subventions, ont échoué.

Un ascenseur social bloqué

Certaines écoles y passent aussi, synonyme d’échec scolaire et de reproduction des inégalités malgré des enseignants souvent dévoués, dont mes parents qui ont commencé à Nanterre, justement. Le fameux ascenseur social est resté bloqué au rez-de-chaussée des cages d’escalier.

Contrairement à ce que vocifèrent l’extrême droite et certains chroniqueurs d’ici sur le faux air des conflits identitaires, de la criminalité et de l’immigration de masse, pour une partie de ces jeunes Français, la violence est une façon d’être entendu, d’exister et de réclamer un statut de citoyen à part entière, et pas seulement de papier.

Mais à force de se faire dire qu’on est étranger, qu’on est une « racaille » ou un citoyen de seconde zone, il se peut qu’on finisse par y croire un peu aussi.

À l’heure des comptes, le constat d’échec est accablant. Non seulement ces émeutes ont un air vicié de déjà-vu, mais elles étaient annoncées par bien des élus municipaux, associatifs et artistes des cités. Les habitants de ces quartiers en sont d’ailleurs les premières victimes.

En lieu et place de l’autocritique indispensable et de l’humilité que la situation exigerait de la part des responsables politiques, la tentation sécuritaire constitue, comme souvent, le réflexe d’État.

PHOTO LEWIS JOLY, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Policiers déployés durant les émeutes à Nanterre, le 1er juillet dernier

Elle a bien quelques vertus dans certains cas ; mais on ne traite pas un mouvement social, même violent, de cette ampleur comme une vague terroriste. En l’occurrence, la répression généralisée nourrit le cercle vicieux de la violence et conduit les quartiers dans l’impasse. On rétablit l’ordre, on reconstruit, et après ?

Si on ne s’attaque pas aux racines du mal, au sentiment d’exclusion, aux inégalités et aux discriminations, on se condamne à repartir de zéro à chaque fois. Il est temps de faire de ces quartiers populaires une priorité absolue et de passer vraiment à l’action. Et d’essayer de réunifier peut-être cette société qui se déchire et se polarise un peu plus à chaque nouvelle crise politique ou sociale.

Il y a urgence. Faute de quoi, alors que plane le spectre du populisme de droite au pouvoir, la prochaine fois pourrait être pire.

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