(Boston) Eliud, mon vieux, comment tu fais ?

Les journalistes le lui demandent de toutes sortes de manières. Les autres coureurs se le demandent entre eux. Même son coach se pose la question.

Eliud Kipchoge, le plus grand de tous les temps, vient enfin s’essayer sur le parcours de marathon le plus prestigieux au monde. Lundi, il sera le favori pour gagner à Boston. Il a déjà dit qu’il voulait battre le record de ce parcours historique brutal (2 h 03 min 2 s, établi en 2011 avec un fort vent de dos).

Il sera le favori malgré ses 38 ans et ses 20 ans de carrière. En 2020, il avait déjà battu tout le monde et battu tous les records, quand il a flanché au marathon de Londres, finissant 8e. À 35 ans, c’était peut-être une fin de carrière honorable…

Mais non.

Il a couru plus vite que jamais en septembre dernier à Berlin, laissant tous les autres dans la brume, comme aux Jeux olympiques de Tokyo, comme tout le temps.

C’est quoi, le truc pour durer en avant ?

« Quand j’ai décidé de faire une carrière de coureur, j’ai essayé de l’inscrire dans des valeurs de travail, de discipline, de concentration. J’ai tenté d’être un vrai professionnel. Je ne peux pas être là pour toujours. Mais j’essaie chaque minute de montrer au monde que la longévité est nécessaire dans le sport. La longévité est ce dont le sport a besoin. C’est ce qui va inspirer la prochaine génération.

« Nous ne sommes plus la prochaine génération. Je suis vieux. Maintenant, je travaille pour la prochaine génération. »

Il travaille peut-être pour elle, mais à 38 ans, il lui botte systématiquement le cul, la prochaine génération.

PHOTO SARAH MEYSSONNIER, ARCHIVES REUTERS

En octobre 2021, Eliud Kipchoge était du Marathon pour tous à Paris, 1000 jours avant les Jeux olympiques de 2024.

Avec le sourire, toujours. Tellement que j’étais surpris qu’il faille lui demander de sourire pour les photographes. Il a beau être au 40e kilomètre d’un marathon, il sourit.

Ne vous y fiez pas.

« Le sourire est ce qui permet à mon esprit d’oublier la douleur. Quand vous courez, souriez, et profitez de la course ! », nous a-t-il expliqué.

Le roi-coureur est aussi connu pour ses aphorismes humanistes. Comme dit un ami coureur, il parle « comme un biscuit chinois ».

« La vie, c’est pousser, pousser, pousser. On n’a pas de limites. C’est pour ça qu’on dort et qu’on travaille. Il n’y a pas de zone de confort dans la vie, alors c’est pour ça qu’on doit pousser. Poussons, poussons chaque jour, et on aimera courir. »

Il parle de « connexion spirituelle de l’humanité » à travers la course à pied.

Son palmarès est tellement insensé, ça vaut la peine d’en récapituler des bouts.

Commençons par la fin. Il avait 37 ans à sa dernière compétition, au marathon de Berlin, en septembre 2022. Il a battu par la marge de 30 secondes son propre record, établi au même endroit quatre ans plus tôt. Il s’établit maintenant à 2 h 01 min 9 s. Seuls deux autres ont couru sous 2 h 02 min : son vieux rival éthiopien Kenenisa Bekele (2 h 01 min 41 s) et un jeune loup de 23 ans, le Kényan Kelvin Kiptum (2 h 01 min 53 s à Valence en décembre dernier).

PHOTO ALEX HALADA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Kipchoge reste le seul humain connu à avoir couru un marathon en moins de deux heures, le 12 octobre 2019.

Ce qui l’a rangé aux yeux du public dans une classe à part, c’est d’être devenu le premier homme à avoir couru le marathon sous les deux heures (1 h 59 min 41 s), à Vienne en 2019, après l’avoir raté de 25 secondes en 2017. La performance n’est pas officielle, car menée dans des conditions contrôlées en dehors d’une compétition. L’évènement a tout de même marqué l’athlétisme et rappelé le passage sous la barre des 10 secondes au 100 mètres par Jim Hines en 1968, ou celui sous les 4 minutes au mile par Roger Bannister en 1954. Il a marqué aussi le monde du marketing, inaugurant l’ère des souliers à plaque de carbone et à mousse ultralégère lancée par Nike. Toujours est-il qu’il est encore le seul à avoir visité ces terres chronométriques inconnues des mortels.

Bien sûr, la nouvelle technologie des souliers dope la performance, pour ainsi dire. Mais ils sont accessibles à tous ses poursuivants.

Pour ce qui est de la vraie dope, aucun soupçon ne l’a effleuré en plus de 20 ans de carrière – commencée sur la scène mondiale avec l’or au 5000 m au Championnat du monde.

L’autre élément renversant, et peut-être plus que tous ces chronos et ses deux médailles d’or olympiques, c’est la constance. Depuis ses débuts sur marathon il y a 10 ans, il a gagné 15 de ses 17 courses. Dans une discipline soumise à autant d’aléas, avec seulement deux compétitions par année, c’est inouï.

Je demande à son entraîneur Patrick Sang ce qui le distingue des autres. « Je ne le sais pas… Ça n’arrive pas souvent d’entraîner un athlète comme lui. C’est un privilège, vraiment. » Il réfléchit. « Il croit en lui, c’est certain. Mais il a aussi beaucoup de respect pour le sport, et tout ce qui le rend possible. »

A-t-il fait quelque chose de spécial pour le parcours en côtes de Boston ?

« Vous savez, au Kenya, il n’y a que ça, des côtes », dit le coach.

Kipchoge, lui, dit : « Je me prépare depuis cinq mois. J’y ai consacré mes secondes, mes minutes, mes journées, mes semaines et mes mois, et c’est ça qui me poussera à la ligne d’arrivée. »

Ça ne révèle rien, mais ça dit tout de l’intensité de sa concentration.

Les athlètes qui l’ont approché révèrent l’absolu sérieux de son engagement.

Dans la salle de conférences où tous n’en ont que pour Kipchoge, ses redoutables poursuivants sont un peu délaissés par les journalistes. Il y a pourtant ici le vainqueur de Boston de l’an dernier, Evans Chebet, qui a déjà couru 2 h 03 min. Celui de 2021, Benson Kipruto. Et le Tanzanien Gabriel Geai (2 h 03 min aussi).

Chebet et Kipruto, deux Kényans de 34 et 32 ans, s’entraînent toujours ensemble. Ils courent ensemble aussi, en équipe. Jusqu’à ce qu’un des deux dise : OK, je n’en peux plus, continue sans moi. Comme l’an dernier, quand Chebet a fini premier et Kipruto troisième. Lundi, ils serreront les coudes (et les dents) pour battre leur idole.

Eliud, je ne sais pas comment le dire, mais il est discipliné et déterminé. C’est mon modèle. Si un jour je le bats, je serai si heureux.

Benson Kipruto

« Aussi, il aime la vie humble. Je le copie dans ma vie. Je veux faire comme lui », me dit Kipruto.

« Bien sûr que je vais le suivre, sinon ce n’est pas une course, dit Geai. On ne sait pas comment ça finit, moi, je ne sais pas comment il s’entraîne, et lui ne sait pas comment je m’entraîne. »

Meb Keflezeghi est le dernier Américain à avoir gagné la course des hommes, en 2014. Il en avait fait la promesse le jour de l’attentat, en 2013.

« Eliud, c’est une planète à part, en plus d’être un humain formidable. Il fait tout ce qu’il faut, tout le temps. Entraînement, massage, bains de glace, nutrition. Et le plus beau, c’est qu’il entraîne des gens avec lui. Il forme une équipe. C’est ce qui explique sa longévité athlétique. »

« Mon but est de gagner, mais si je peux faire le record du parcours, j’apprécierai, conclut Kipchoge. Il faut se donner des défis, c’est ça la vie, il y a des bosses sur le parcours, mais on passe à travers. Et s’il ne fait pas beau ? C’est pour ça qu’on appelle ça un sport. Un des défis, c’est la météo, c’est la nature.

« Le sport, c’est accepter les résultats. C’est la seule manière d’apprécier le sport. Lundi, pour ce que j’obtiendrai, je dirai alléluia et j’espère que les gens verront l’effort que j’y ai mis. »

Faut dire qu’il a eu des résultats plus faciles à « accepter » que tout le monde.

Faut parier aussi qu’il ne sera pas le seul à dire « alléluia » quand il arrivera lundi.