(Boston) Charles Philibert-Thiboutot arrive au café du centre-ville de Boston avec son survêtement New Balance et ses boucles blondes qui rebondissent.

Il vient de finir son jog de « retour au calme » après avoir battu son propre record du Québec au 5 km (13 min 32 s). Le meilleur coureur de demi-fond que le Québec ait connu avait le dossard numéro 1 attribué au champion défendant de cette classique du week-end du marathon de Boston. Il a fini 12e cette année.

Il installe sa filiforme silhouette sur la banquette et se permet une rare brioche avec son cortado.

Un coureur d’élite parmi les meilleurs au monde passe parfaitement inaperçu ici. Presque autant qu’un joueur de hockey professionnel en Arizona.

À l’inverse, l’Arizona, ou plus précisément Flagstaff, est un haut lieu d’entraînement d’athlétisme. Vraiment haut : plusieurs clubs et équipes nationales vont y séjourner pour bénéficier des effets de l’altitude sur la production de globules rouges. « Du dopage naturel », résume celui qu’on appelle Chuck PT.

L’athlète de 32 ans est au sommet de sa forme, malgré une foutue pneumonie en janvier qui lui a fait rater la saison intérieure.

Il a retrouvé son financement de la Fédération canadienne d’athlétisme et, à part New Balance, a maintenant le soutien de Premier Tech. De quoi se consacrer entièrement à ses deux objectifs : les Championnats du monde à Budapest, en août, et surtout les Jeux olympiques de Paris, l’an prochain.

« C’est ma dernière run. » Mais il est prêt pour cette dernière danse.

Je le regardais sautiller sur la ligne de départ samedi matin, dans ces secondes qui n’en finissent plus avant le signal de départ. Rire nerveusement avec un compétiteur. Retrouver la concentration.

« Je me sens exactement comme au secondaire avant une course. Ça fait toujours peur, je sais que je vais souffrir et je me demande : “pourquoi tu fais ça ?” Un 1500 m, ça fait mal, mais ça dure trois minutes et demie. Un 5 km, c’est la pire chose. Entre la sixième et la treizième minute, c’est une souffrance inexplicable, et tu ne peux pas relâcher le moindrement, sinon tu flanches. Mais je sais aussi que je vais me rappeler de ça toute ma vie. »

Pourquoi tu fais ça ? Pas juste pour les souvenirs ?

Ça procure de l’adrénaline comme rien d’autre. Quand tu te sens en possession de tes moyens et que tu entends les autres autour respirer plus fort, tu sais que tu as une bonne course, c’est une sensation incroyable.

Charles Philibert-Thiboutot

Il a « encore sur le cœur » cette finale du 1500 m ratée par huit centièmes de seconde aux Championnat du monde, à Eugene, en Oregon, l’été dernier. Six ans après les Jeux de Rio, c’était sa première participation à une compétition au plus haut niveau.

« C’est la première fois de ma vie que je me sentais vraiment à ma place, dans ma ligue avec les meilleurs au monde. »

Il a couru 3 min 35 s « sans forcer » dans sa première série – devant le meilleur au monde, pour l’anecdote. « Je n’en reviens pas encore. » Mais dans ce sport individuel, on a besoin des autres pour courir vite, et sa demi-finale l’a défavorisé. « J’avais la forme pour faire 3 min 31 s ! » (son record personnel et du Québec est de 3 min 34 s,23 s).

À ce jeu, la ligne est si mince entre la catastrophe et le triomphe. « Une seconde trop vite dans le premier tour d’un 1500 m, et tu bousilles ta course. »

Il a encore en souvenir l’atmosphère dans la chambre d’appel, juste avant d’entrer dans ce stade qui a vu courir les plus grands, et les frissons inclus dans le forfait.

Discussion difficile

Parlons drogue, un sujet qui agace. « On en parle entre nous. On se pose des questions sur les autres athlètes. Mais trop en parler, ça rend cynique, on traîne des émotions négatives. Une chose dont je suis fier en tout cas, c’est de ne jamais m’être entraîné avec des gens sur qui j’ai eu le moindre soupçon. En fait, je n’ai aucun doute sur les athlètes de demi-fond canadiens. Je ne peux pas parler pour les sprinteurs. »

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Charles Philibert-Thiboutot est au sommet de sa forme.

En 2021, la Canadienne Gabriela Debues-Stafford, qui a fait plusieurs top 8 mondiaux au 1500 m, a quitté le prestigieux Bowerman Track Club. La raison : une des vedettes du club, la détentrice des records américains du 1500 m et du 5000 m Shelby Houlihan, a été prise pour dopage aux stéroïdes. Elle a offert la classique défense du « burrito contaminé », sans succès. Debues-Stafford ne voulait plus être associée à ce groupe.

Or, une autre des vedettes de ce club est le Canadien Mo Ahmed – médaillé olympique d’argent au 5000 m.

« On l’a confronté autour d’un poulet rôti. Mo est un ami, on se parle tout le temps, on a le même physio, j’ai totalement confiance en lui et jamais je ne croirai qu’il a fait ça. On s’est regardés dans le blanc des yeux et je lui ai demandé ce qu’il pensait de Shelby. Il s’entraînait avec. Il m’a dit qu’il ne pouvait pas y croire, mais les résultats sont là. »

Le dopage des souliers, lui, tout le monde peut en bénéficier légalement. Selon Philibert-Thiboutot, les souliers à mousse légère et plaque de carbone donnent deux à trois secondes sur un 1500 m.

« Pas en vitesse le jour de la course – comme dans un marathon ou une autre longue distance. Mais en intérêts composés pendant l’entraînement. Avec les anciens souliers à pointe, si je faisais sept ou huit répétitions d’un kilomètre à 2 min 30 s du kilomètre (oui, ces gens-là courent à 24 km/h), j’avais les jambes hors service pendant une semaine. Maintenant, deux jours plus tard, je peux m’entraîner. »

Prochaine étape : retour à Flagstaff. Puis tenter de se qualifier pour les Mondiaux de Budapest. Au 5000 m d’abord, dans une course en Californie le 6 mai. Il lui faudra faire 13 min 7 s, un chrono qu’il n’a jamais atteint, mais à sa portée, dit-il. Puis, tenter de se qualifier dans sa spécialité, le 1500 m, d’ici le 24 juillet. Le temps requis est de 3 min 34 s, ce qu’il n’a jamais atteint. Mais le classement mondial parmi les 50 meilleurs ouvre aussi la porte, et pour ça, il n’est pas inquiet.

« Mon meilleur ami est réalisateur de films, et ce qu’il me dit sur le cinéma me fait penser à la course. Pour en vivre, tu dois tout sacrifier ce que tu as dans la vie, tes économies, ton temps, ton énergie, sans aucune promesse de succès. C’est un gros pari. Ça prend un moral d’acier. Ça prend un engagement total que peu de gens sont prêts à faire. Il faut y croire. »

Il y croit.

Moi aussi, d’abord.