Hockey. Baseball. Basketball. Soccer. Ski. Malgré un handicap visuel à son œil droit, Gabriel* a toujours fait du sport. Pendant la pandémie, il s’est lancé un nouveau défi.

Devenir archer.

Pas évident. « Je dois tirer de la gauche, alors que je suis un droitier naturel. » C’est vite devenu sa nouvelle passion. « Tirer, c’est un moment de plaisance. Ça change de la routine. J’oublie le quotidien, les problèmes de la vie. »

L’été, l’homme de 39 ans est au champ de tir six jours par semaine. Il s’implique comme bénévole. Il aménage le terrain et les sentiers animaliers, en plus d’entretenir les plantes et les arbres. L’hiver, il assiste à tous les entraînements en gymnase, sauf quelques samedis, lorsqu’il travaille.

« Le club, c’est le cœur de ma vie sociale. »

Gabriel y a trouvé le bonheur.

Jusqu’à ce qu’il sente une main sur ses fesses.

* * *

Cette main, c’est celle d’une femme plus âgée que lui, qui occupe un poste administratif au sein du club. Chacune des six fois, il lui a demandé d’arrêter. Elle aurait continué. « Tu te magasines une claque sur la gueule », lui a-t-il lancé.

Un jour de l’été 2023, la dame aurait inséré son doigt à travers un trou dans son pantalon pour lui toucher les fesses. Ce fut la fois de trop. À l’automne, Gabriel lui a envoyé une mise en demeure. En parallèle, il a déposé une plainte pour harcèlement sexuel auprès de l’organisme gouvernemental chargé de traiter les différends dans le sport, l’Officier des plaintes.

L’Officier des plaintes a accepté la requête. Il l’a transmise au Comité de protection de l’intégrité dans les sports (CPI). C’est quoi ? Un comité de trois experts indépendants, qui sont chargés d’enquêter. Sa portée n’est pas que symbolique. Ses recommandations doivent être respectées par les fédérations sportives qui participent au programme.

Lorsqu’ils ont été mis au courant des allégations, les dirigeants du club ont demandé à l’intimée de ne plus se présenter aux entraînements. « Une solution honorable qui semblait convenir à tout le monde, car il n’est pas nécessaire que [la dame] soit présente pour exercer ses fonctions de trésorière », note le CPI. Il faut savoir que Gabriel et le coplaignant dans ce dossier – qui est un témoin, et non une victime – ne s’opposaient pas à ce que la dame conserve ses tâches administratives. Malgré tout, seulement une semaine plus tard, la femme revenait au centre de tir. La Fédération l’a ensuite exclue de toutes ses activités, comme le prévoit la procédure lorsque la plainte entendue devant le CPI est à caractère sexuel.

Évidemment, l’intimée et la victime ont présenté des versions contradictoires. Le CPI a qualifié le témoignage de la dame de « changeant » et « cousu de fil blanc ».

« Le Comité considère qu’il a clairement été prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que [la femme] a eu un comportement à connotation sexuelle non sollicité et non désiré, qui a eu des conséquences néfastes sur le plaignant, et que les gestes inappropriés étaient répétés. »

Verdict : « le Comité conclut que [la dame] a commis du harcèlement sexuel ».

Une victoire pour Gabriel.

* * *

Si l’histoire s’était arrêtée ici, ça aurait peut-être fait l’objet d’une brève. Après tout, ni l’intimée ni la victime ne sont des personnalités connues du grand public. Et puis contrairement aux décisions des tribunaux, celles du CPI ne sont publiées nulle part.

Alors, qu’est-ce qui distingue cette histoire des autres affaires d’attouchements sexuels ?

La peine bonbon du CPI.

· L’exclusion de l’intimée « pendant plus d’un mois, le dépôt de plaintes et le processus de traitement des plaintes, incluant une audition, [doivent être] reconnus comme une sanction suffisante pour qu’elle comprenne l’importance et la nature inappropriée des gestes qu’elle a posés ».

· L’exclusion de la dame des activités du club et de la fédération est donc levée.

· Le Club doit « faire le nécessaire afin que [la trésorière] évite de se retrouver sur le site des entraînements lorsque sa présence n’est pas requise, notamment quand [le plaignant] est présent ».

Donc Gabriel a gagné, mais…

Mais le CPI a jugé que l’exclusion d’un mois était une « sanction suffisante ». Des propos qui ont étonné Gabriel. « Je m’attendais à ce que ce soit plus sévère. »

J’irai plus loin que lui : c’est incompréhensible.

Renversons les rôles, un instant. Si un homme dans la soixantaine avait touché les fesses d’une archère de 39 ans six fois dans une année, aurait-il été réintégré aussi facilement ?

Non.

Il aurait probablement été banni. Avec raison.

Comment, après avoir reconnu ce cas de harcèlement sexuel, le CPI peut-il accoucher d’une décision si faible ? Et si confuse ? Oui, confuse, car ses recommandations sont vite devenues un cauchemar logistique pour tout le monde.

Puisque l’exclusion est levée, que se passera-t-il si la femme veut aller tirer à l’arc ? Considérant ses nombreuses tâches au sein du club, à quels moments sa présence peut-elle être requise ?

Ce ne sont pas que des questions théoriques.

Lorsque Gabriel et le coplaignant sont retournés au gymnase, après la décision du CPI, ils ont ressenti l’hostilité d’autres membres à leur égard. Les deux hommes sont d’abord allés aux entraînements du mardi et du jeudi soir, car Gabriel travaillait le week-end. Un samedi, ils sont allés à l’entraînement du matin. Qui ont-ils croisé sur place ?

La dame.

« Elle est restée. Elle s’est assise sur un banc, le long du mur, et elle m’a fixé », raconte Gabriel. Le coplaignant, qui était sur place, appuie sa version des faits. Les deux semaines suivantes, ils ont sauté leur tour. Depuis leur retour, la trésorière du club s’est aussi présentée sur les lieux un jeudi soir.

La Fédération de tir à l’arc du Québec, prise avec la patate chaude, est intervenue. « Notre problème, m’a expliqué la directrice Gabriela Cosovan, c’est que selon la décision qu’on a eue, il faut pouvoir intégrer les deux [personnes]. [La dame] est membre en règle. Elle a des pleins droits. »

Mme Cosovan a demandé à Gabriel s’il pouvait désormais s’entraîner seulement les mardis et jeudis, pour permettre à l’intimée d’aller au club les samedis. « Nous ne pouvons pas bloquer toutes les journées », lui a-t-elle écrit par courriel.

Un non-sens.

Si Gabriel ne s’était pas fait toucher les fesses, personne ne lui demanderait de renoncer à des entraînements. Ou de rendre des comptes. Alors que là, pour accommoder l’intimée, on lui a demandé « les dates précises ainsi que les plages horaires durant lesquelles » il comptait être présent.

Incapable de satisfaire les deux parties, la Fédération a écrit au club pour lui demander de ne plus laisser la dame se présenter aux entraînements « jusqu’à la reprise des discussions ». Dans les circonstances, c’est la meilleure décision, car elle tient compte des intérêts de la victime. Après, c’est quoi la suite ? C’est l’imbroglio total. La Fédération évoque un retour devant le CPI. Il y a aussi une possibilité que l’affaire se retrouve devant un tribunal.

J’ai contacté les dirigeants du club pour une entrevue. Ma demande s’adressait aussi à l’intimée, qui fait partie de l’équipe de direction et qui a un lien de parenté avec le président du club. Ils ont refusé. Le club m’a plutôt fait parvenir cette déclaration écrite.

« Tout dossier soumis à l’Officier des plaintes et entendu par un Comité de Protection de l’intégrité est confidentiel et doit le demeurer, en vertu des termes de la Politique en matière d’intégrité. Par conséquent [le Club] et ses dirigeants ne s’exprimeront pas sur une décision rendue ou sur tout autre élément en lien avec une plainte portée devant l’Officier des plaintes. Par ailleurs, et toujours en vertu de la Politique en matière d’intégrité, soyez assuré que le Club se conformera à toute recommandation formulée par le Comité d’Intégrité. »

Des recommandations qui, à en juger par la confusion qui règne, ont raté leur cible.

* Le prénom de la victime a été modifié afin de préserver sa confidentialité. C’est aussi la raison pour laquelle je n’ai pas nommé son club.