« T’aimes ça, ma tabarnak, briser des familles. »

En sortant de la salle d’audience, l’homme costaud, le visage écarlate, se rue vers Isabelle* en gueulant des insultes.

La fille cadette du colosse doit être placée en centre de réadaptation, vient de trancher un juge.

Depuis « le jour 1 », l’intervenante de la DPJ a peur de ce père accro au crack « au dossier criminel long comme le bras ».

« Chaque fois que je lui parlais au téléphone, il me hurlait après. »

Trois constables spéciaux, dont l’un avec la main sur son arme de service, parviennent à le stopper juste avant qu’il n’arrive à la hauteur de l’intervenante.

Une fois rentrée chez elle, l’intervenante d’expérience qui travaille dans la région du Grand Montréal vomit toute la nuit.

Durant des semaines, elle « le voit partout ». Le fait qu’il vit tout près de chez elle amplifie sa méfiance. « J’ai eu l’impression qu’il me suivait. Je ne prenais jamais le même trajet », décrit-elle.

Malgré la gravité de l’évènement, Isabelle n’a pas rempli de rapport pour le signaler. Submergée de cas en raison de la pénurie de personnel, elle priorise les enfants.

S’il fallait que je remplisse ça chaque fois que je vis de la violence, je n’aurais plus le temps de faire mes notes de suivi de dossier.

Isabelle, intervenante de la DPJ

La Presse a recueilli une quinzaine de témoignages d’intervenantes de la DPJ et d’éducatrices en centre jeunesse victimes de violence, physique et psychologique, dans le cadre de leur travail. Toutes parlent d’un « chiffre noir » des évènements violents puisqu’elles ne déclarent que les plus graves. Et encore.

Toutes disent que la situation s’est dégradée depuis les drames comme ceux de Wendake et de Granby. Ces deux tragédies dans lesquelles la DPJ a été montrée du doigt sont souvent brandies hors contexte par des parents furieux.

Il n’y a plus aucun respect envers l’institution ni ses travailleuses, déplorent des intervenantes des quatre coins du Québec. « Peu importe ce qu’on fait, qu’on en fasse trop ou pas assez, dans la population, on passe pour des monstres », résume l’une d’elles.

« On avait déjà de la misère à aller chez les gens avant, explique Justine, intervenante dans une région où s’est déroulé un drame ces dernières années. Mais là, ça a atteint un niveau de violence bien supérieur, et ça n’a jamais redescendu. La violence est banalisée, et notre tolérance à nous, elle s’élève. »

« Je vais te tuer »

Mais cette violence qui a monté d’un cran ne se limite pas aux régions touchées par de récents drames, montre notre enquête. Les intervenantes qui travaillent avec des parents avec des enjeux de consommation, de santé mentale, disent vivre « au quotidien » de la « violence psychologique, des menaces, un climat intimidant ».

« Se faire traiter de grosse vache enculée, des insultes toujours sexualisées, c’est monnaie courante », explique pour sa part Marie, une éducatrice spécialisée d’expérience qui travaille dans un centre jeunesse du Grand Montréal. La menace qui fait le plus mal ? « Je vais retrouver tes enfants. »

Avec le temps, Marie s’est construit un bouclier. Quand un jeune lui dit : « Je vais te tuer, ma tabarnak, je vais te mettre à terre, tu vas être à quatre pattes devant moi », elle ne réagit même plus. Elle met cette colère sur le dos de son mal-être.

Mais si tu t’attaques à ma famille, ça vient me déranger, parce que ma famille, elle, n’a pas ce bouclier-là.

Marie, éducatrice spécialisée

Marie ne compte plus le nombre de collègues qui ont quitté la DPJ ces dernières années, souvent mutées à des postes sans risque au CLSC, notamment. Comme cette jeune éducatrice harcelée chaque jour par un jeune proxénète.

« Je serais capable de te vendre. » « Je peux te faire faire 1200 $ facile. » La même rengaine jour après jour pendant des mois. La jeune femme a fini par porter plainte pour menace, intimidation et harcèlement. « Quand le jeune est rentré dans la salle d’audience, il l’a fixée ; s’il avait eu des couteaux dans les yeux, elle ne serait plus là », raconte l’éducatrice. Sa jeune collègue est aujourd’hui en arrêt de travail.

« Comme si ça faisait partie de la job »

La police banalise trop souvent la violence dont les employées de la DPJ sont victimes, « comme si ça faisait partie de la job », nous ont confié plusieurs intervenantes d’expérience.

« La compréhension des policiers est parfois plus blessante que les menaces ou les agressions des parents, raconte une intervenante qui travaille depuis 15 ans à l’application des mesures. On se fait dire de différentes façons que c’est normal qu’on subisse des menaces ou du harcèlement dans le cadre de notre travail. »

Souvent, la police minimise leur demande. « Quand j’appelle et que je dis que ça va me prendre deux voitures de police, ils ne me croient pas », décrit Justine, qui a neuf ans d’expérience.

« Je passe souvent devant chez toi avec mon batte de baseball », s’est fait dire Nathalie, une intervenante d’expérience, par un père fâché. Le jour où elle lui a annoncé que son fils lui serait retiré, cet homme a explosé, au point qu’elle a dû appeler les forces de l’ordre. Pour le calmer, les policiers l’ont amené griller une cigarette à l’extérieur, alors qu’elle est restée à l’intérieur, près de la fenêtre.

Le père a alors mimé un pistolet avec ses doigts en la pointant. Puis il a fait semblant d’appuyer sur la détente. Elle a porté plainte. Or, les policiers lui ont répondu que le père avait pu viser le bâtiment ; et non elle nécessairement.

Les policiers n’ont même pas pris la plainte. J’étais fâchée. S’il avait fait le même geste devant des policiers vers un poste de police, c’est sûr qu’il aurait été arrêté.

Nathalie, intervenante de la DPJ

La clientèle s’est alourdie, observent plusieurs intervenantes : plus de « mauvaise drogue » et de problèmes de santé mentale.

« Nous, quand on arrive chez les gens, on n’a pas de gilet pare-balles ou de pistolet électrique, observe Justine. On arrive dans un crackhouse avec un père qui pète les plombs. On est toutes seules. On n’a pas de filet de sécurité. » Certains policiers en sont parfois stupéfaits, décrit une autre intervenante, Rachelle. « On va dans les mêmes milieux que vous, et nous, on est deux, on a un gun et un gilet pare-balles », leur disent-ils.

Accueillie avec un fusil de chasse

Plusieurs intervenantes qui travaillent en région nous ont décrit leur peur décuplée par le fait que beaucoup de parents ont des armes à feu à la maison.

Nathalie, qui travaille en Mauricie, raconte avec émotions comment un père avec des antécédents violents s’est mis à terroriser son équipe et elle à chacune de leurs interventions. Lors d’une visite à domicile, l’homme a accueilli deux de ses collègues avec un fusil de calibre 12 à la main. Il n’est pas allé plus loin mais dans les rencontres suivantes, il aimait répéter que les intervenantes comme elles étaient des « corneilles » et qu’« avec son 12, il aimait ben ça, tirer des corneilles ». Une autre fois, l’homme a fait semblant de leur foncer dessus avec son camion, déviant de sa trajectoire juste à temps.

Une autre, Geneviève, qui travaille dans une région « de chasseurs », traîne désormais un bouton d’alarme lors de ses visites à domicile.

La police a été claire : il faut tenir pour acquis que les clients ont des armes. Et nous, on est là avec notre calepin et notre crayon !

Geneviève, intervenante de la DPJ

Pour certaines visites à domicile, Geneviève fait part de sa position à un collègue en insistant : « Si je ne t’ai pas appelé dans 20 minutes, appelle la police. » Depuis, elle a doté son domicile de caméras de surveillance, de barreaux aux fenêtres et d’un système d’alarme.

Cette intervenante conseille souvent à ses clientes violentées d’associer un « info-lieu » à leur numéro auprès du 911. « Dans ce temps-là, sans aucune question posée au téléphone, les policiers se déplacent très rapidement sur les lieux », explique-t-elle. Depuis le printemps dernier, à cause d’un client qui a proféré des menaces, elle-même a eu recours à cet outil.

Plusieurs intervenantes qui vivent dans différentes régions, dont Nathalie, ont déjà retrouvé les pneus de leur voiture crevés à la fin d’une journée de travail. À Longueuil, il y a un an, ce sont toutes les voitures qui ont été vandalisées. « On a eu un agent de sécurité pendant trois jours. Aucune mesure de sécurité supplémentaire n’a été ajoutée depuis », critique une intervenante de ce bureau.

Et comme les intervenantes œuvrent souvent dans de petits milieux, il est pratiquement impossible de garder leurs renseignements personnels confidentiels. « Ça m’est arrivé de me faire livrer des meubles et que ce soit l’un de mes clients qui me livre mon set de chambre », ajoute Nathalie.

« Je connais maintenant ton adresse, ton numéro de téléphone et ta plaque de char », lui a-t-il dit. Nathalie a porté plainte encore une fois. « Encore là, la police n’a rien pu faire. »

L’intimidation peut aller très loin. Un cocktail Molotov lancé dans les bureaux de la DPJ de Montréal sur le boulevard De Maisonneuve Est à l’été 2022 était bel et bien l’œuvre d’un père furieux d’avoir perdu la garde de ses enfants, selon nos informations. Les autorités du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal nous ont indiqué n’avoir jamais obtenu confirmation de ce fait par la police. Un suspect a été arrêté, mais pas accusé, faute de preuves suffisantes.

Sébastien Pitre est trésorier de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS), le syndicat qui rassemble de nombreux intervenants de la DPJ. Il a lui-même travaillé en centre de réadaptation pendant 17 ans. Au cours de ces années, il a été témoin de harcèlement, de vandalisme, de menaces.

« Chaque fois que je me suis dit qu’on avait atteint le fond, finalement, c’est devenu pire. »

* Prénom fictif pour protéger son anonymat