« Personne ne se parle. Tout le monde travaille seul. » Avec ces quelques mots, la coroner Géhane Kamel a bien résumé l’écosystème kafkaïen entourant la Commission d’examen des troubles mentaux1.

Les lacunes de ce système se traduisent en pertes de vies humaines…

Telle la vie de Maureen Breau dont la mort faisait l’objet d’audiences de la coroner, cette semaine. La policière a été poignardée en 2023, alors qu’elle tentait d’arrêter Isaac Brouillard Lessard, un récidiviste violent qui avait été libéré après avoir été déclaré non-criminellement responsable de divers crimes violents. L’homme a été abattu lors de cette funeste soirée.

La vie d’Elisabetta Caucci-Puglisi, présumément tuée à coups de couteau par son propre fils, Fabio Puglisi, reconnu non criminellement responsable (NCR) dans le passé pour plusieurs agressions. L’homme qui vivait avec sa mère est aussi accusé du meurtre de sa voisine Manon Blanchard. Et il aurait mutilé et défiguré une troisième victime pendant cette sanglante attaque, en février.

Les vies de Mohamed Belhaj, d’André Lemieux et d’Alex Lévis-Crevier. L’un marchait sur le trottoir. L’autre attendait le bus. Le troisième faisait de la planche à roulettes. Tous trois ont été tués en 2022 par Abdulla Shaikh, hospitalisé à plusieurs reprises après avoir été reconnu NCR. Soigneusement préparé, il a ouvert le feu sur eux, sans raison. Les forces de l’ordre ont fini par l’abattre.

Ces trois tragédies récentes jettent un sérieux doute dans l’esprit du public sur le processus de la Commission d’examen des troubles mentaux (CETM) qui a le mandat d’évaluer le degré de dangerosité d’une personne trouvée non criminellement responsable d’un crime en raison de problèmes de santé mentale.

Ce n’est pas une science exacte. L’évaluation est complexe et délicate. D’un côté, on ne peut pas garder des gens éternellement à l’hôpital psychiatrique, souvent pour des délits mineurs. De l’autre, on ne veut pas retourner dans la société des bombes à retardement.

Mais un constat devrait nous inquiéter : au Québec, on garde les patients hospitalisés en psychiatrie moins longtemps que dans les autres provinces, et leur taux de récidive est deux fois plus élevé une fois qu’ils ont été libérés, explique le rapport sur le cas d’Abdulla Shaikh, déposé par la coroner il y a quelques jours2.

Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez nous ? Le rapport lève plusieurs drapeaux rouges.

Vous l’aurez deviné, il manque cruellement de ressources. Dans certains hôpitaux, le « code 33 » retentit chaque semaine à l’interphone. Cela signifie que l’établissement déborde et qu’il faut libérer des lits. Certains patients reçoivent donc leur congé alors qu’ils sont encore malades. Troublant.

Mais ce n’est pas qu’une question d’argent. Notre mauvaise organisation est aussi en cause.

Québec est éparpillé comme nulle part ailleurs. Une quarantaine d’hôpitaux généraux sont désignés pour accueillir des personnes NCR. En Colombie-Britannique, il existe un seul centre et en Ontario, à peine quatre.

Les unités de psychiatrie, qui manquent déjà de lits, sont mal adaptées et peu sûres pour des patients NCR potentiellement plus dangereux. Les policiers vous diront que certains hôpitaux laissent souvent filer des patients partis fumer une cigarette à l’extérieur. Les policiers doivent ensuite déployer bien des efforts pour les retrouver.

À l’inverse, d’autres hôpitaux enferment les patients NCR dans leur chambre durant de longs mois, ne pouvant pas les laisser insulter les autres patients ou lancer des menaces de mort au personnel, comme M. Shaikh l’avait fait.

Les experts eux-mêmes le disent : les départements de psychiatrie des hôpitaux généraux n’ont pas la capacité de prendre en charge des patients de cette complexité, de ce niveau de dangerosité, avec des mandats légaux imposants. Il serait préférable de concentrer les services dans quelques centres spécialisés, pour éviter de diluer l’expertise.

En ce moment, le suivi est très inégal. Le patient est-il encore dangereux ? Peut-on le laisser sortir de l’hôpital ? À quelles conditions ? Pour trancher ces questions cruciales, la Commission d’examen reçoit parfois des rapports de 20 pages, parfois d’une demi-page.

En moyenne, les rapports soumis par les psychiatres ne couvrent que la moitié des éléments de la grille reconnue mondialement pour évaluer le risque d’un individu jugé NCR. Il faut dire que ces spécialistes n’ont pas de formation médicolégale dans leur cursus académique… une autre lacune à corriger.

En fait, bien peu d’experts s’y retrouvent dans ce labyrinthe où chacun avance à l’aveuglette : le personnel soignant qui n’a pas toute la formation requise, les procureurs aux poursuites criminelles qui ne prennent pas le temps de venir aux audiences de la CETM, les policiers qui manquent de renseignements sur les personnes NCR…

Durant les audiences, la semaine dernière, un sergent a d’ailleurs indiqué qu’il ne connaissait pas la CETM, malgré ses fonctions de superviseur et ses 20 ans d’expérience.

Malheureusement, le poids retombe sur la famille, qui est souvent la première victime. Prise en l’arbre et l’écorce, elle hésite à appeler la police pour ne pas rompre le lien de confiance.

Faudrait-il une personne pivot pour mieux encadrer les personnes NCR à leur sortie de l’hôpital ? Une ligne 1 800 pour mieux informer les différents intervenants qui traitent avec eux ?

S’il y a un élément qui ressort des drames récents, c’est qu’il faut se parler au lieu de s’éparpiller.

1. Lisez l’article « Mort de la policière Maureen Breau : “Je ne savais pas si j’allais mourir”, raconte un policier » 2. Consultez le rapport d’enquête de la coroner Géhane Kamel