Une éclipse totale ? Ici, au Québec ? Ce n’est pas ce que la science nous dit.

On ne parle pas de l’éclipse solaire, cet évènement exceptionnel que nous avons eu la chance d’admirer lundi et qui restera longtemps gravé dans nos esprits.

Non, on parle plutôt de la langue française qui n’est pas en train de se faire éclipser dans l’espace public du Québec, comme en témoigne une étude publiée la semaine dernière par l’Office québécois de la langue française (OQLF)1.

Depuis 15 ans, l’utilisation du français est restée stable dans les commerces, les restaurants ou encore les services gouvernementaux. En fait, 79 % des Québécois utilisaient le plus souvent le français en 2022, la date où le sondage a été réalisé, la même proportion qu’en 2016 et en 2007.

Curieusement, la diffusion de cette étude n’a pas fait grand bruit, comme si on ne voulait pas se réjouir des nouvelles rassurantes.

Comme si on ne pouvait pas y croire, tellement le constat tranche avec le discours politique actuel qui érige le déclin du français en vérité incontestable.

Pourtant, ce n’est pas l’avis d’une trentaine de chercheurs clés qui ont publié à la fin de 2023 un ouvrage très fouillé intitulé Le français en déclin ? (Del Busso Éditeur). Ce groupe d’experts d’horizons variés s’entend sur l’importance d’établir un débat nuancé qui s’éloigne de la vision « sombre, monolithique et réductrice du discours dominant actuel ».

Cette vision pessimiste repose sur les mauvais indicateurs, comme la langue maternelle ou la langue le plus souvent parlée à la maison, qui montrent forcément un recul du français, en raison du faible taux de natalité des francophones et de l’arrivée d’immigrants.

Mais il ne faut pas crier à la louisianisation du Québec pour autant, car ces indicateurs ne tiennent pas compte du fait que les immigrants parlent de plus en plus français : 81 % peuvent soutenir une conversation en français, contre 53 % au début des années 1970.

La proportion d’allophones utilisant le français dans l’espace public a augmenté de trois points de pourcentage, entre 2016 et 2022, selon la récente étude de l’OQLF. Chez les anglophones, la hausse a été de cinq points. C’est significatif.

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Ces chiffres peuvent surprendre ceux qui ont l’impression d’entendre toutes sortes d’autres langues dans la rue. Mais il faut savoir que l’enquête de l’OQLF visait seulement les conversations avec des personnes autres que les parents ou amis.

Car aucune loi ne pourra jamais empêcher les Québécois de parler la langue de leur choix avec leurs proches, lorsqu’ils se promènent au centre-ville ou lorsqu’ils font l’épicerie. Ce qui est important, c’est que tout le monde puisse être servi en français en arrivant à la caisse.

En niant les efforts accomplis par les anglophones et les allophones au Québec, on provoque une montée de boucliers qui est contre-productive. Chacun se replie dans ses retranchements au lieu de nouer un dialogue constructif.

En focalisant sur des indicateurs de la sphère privée pour assombrir le portrait du français, on débouche sur des solutions nocives qui ne favorisent pas son essor, comme l’augmentation des droits de scolarité pour les étudiants universitaires des autres provinces.

Cela ne signifie pas qu’il n’y a aucun enjeu. La récente étude de l’OQLF lève des drapeaux jaunes.

Les jeunes, par exemple, semblent nettement moins soucieux du français. Ils sont moins nombreux à l’utiliser dans l’espace public, mariant les deux langues davantage que leurs aînés. Ce n’est pas avec une publicité culpabilisante comme celle du faucon pèlerin, un oiseau « vraiment sick », qu’on leur fera prendre conscience de l’importance de renforcer le français, qui est le pilier de notre culture et de notre identité.

Si on n’y prend garde, le français risque de se fragiliser, à la faveur de la mondialisation et de la numérisation qui ont fait de l’anglais la « lingua franca » de la planète, autant sur le marché du travail que dans les réseaux sociaux ou les plateformes d’écoute.

Le français est notre langue commune, la langue qui nous unit. Son essor est la responsabilité de tous les Québécois, y compris des anglophones.

Mais il est désolant de constater que 40 % de la population de la région de Montréal qui a l’anglais comme langue première n’est pas en mesure de soutenir une conversation en français. Ça fait 350 000 personnes. Et ce nombre s’est accru ces dernières années, à la faveur de l’immigration. Ça s’entend particulièrement dans la couronne de Montréal, qui attire beaucoup d’Asiatiques arrivant avec l’anglais dans leurs valises.

Voilà un réel enjeu.

Les Anglo-Montréalais qui ont le privilège de parler une langue passe-partout peuvent jouer un rôle crucial pour le français au Québec, comme l’a expliqué le professeur à l’Institut national de la recherche scientifique Mario Polèse au public anglophone lors d’un évènement organisé la semaine dernière par le Quebec Community Groups Network2.

Arrivé de New York il y a longtemps, le professeur a lui-même adopté le réflexe de s’exprimer en français lorsqu’il aborde un étranger dans un commerce.

Voilà la preuve qu’on peut se parler… en français.

Parlons de méthodologie

L’étude de l’OQLF a fait l’objet de vives critiques qui ont remis en question la méthodologie du sondage sur lequel elle repose.

Certains ont souligné que l’échantillon de 7171 Québécois était plus petit que celui d’une enquête de Statistique Canada. Néanmoins, il s’agit d’un échantillon appréciable (les sondages sur les intentions de vote ont des échantillons d’environ 2000 personnes) qui est largement suffisant pour obtenir des résultats fiables, y compris pour les sous-catégories (francophones, anglophones, etc.) et pour les différentes régions du Québec.

D’autres ont jeté un doute sur les résultats du sondage parce que son taux de réponse n’a été que de 46 % en 2016 (le taux n’est pas disponible pour 2022). Mais cela n’a rien d’étonnant. Dans l’ensemble de l’industrie, les taux de réponse aux sondages téléphoniques, qui étaient d’environ 50 % dans les années 1980, sont désormais inférieurs à 10 %, la plupart du temps. La raison est simple : les gens délaissent le téléphone comme moyen de communication privilégié.

Cela ne veut pas dire que les résultats sont biaisés. Au lieu de focaliser sur le taux de réponse, les sondeurs s’assurent de joindre toutes les strates de la population pour obtenir des résultats crédibles.

1. Consultez l’étude de l’OQLF sur l’usage du français dans l’espace public 2. Lisez le texte d’opinion « Un appel à mes concitoyens de langue anglaise » Lisez aussi le texte d’opinion « La fabrication politique du consensus sur le “déclin du français” »