À quelle fréquence surviennent de tels évènements de violence impliquant le personnel de la DPJ ? La réponse à cette question n’est pas évidente, puisque la violence est clairement « sous-rapportée », indique franchement Caroline Doucet, porte-parole du CISSS de la Montérégie-Est.

« Dans la vraie vie, le nombre d’événements est beaucoup plus élevé, confirme Sébastien Pitre, de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS). Le formulaire est long à remplir et souvent il passe en dernier dans un horaire chargé. »

La Presse a néanmoins fait une demande d’accès à l’information dans tous les établissements de la province, afin d’obtenir le nombre d’incidents ou d’accidents liés à la violence dirigés vers les intervenants de la DPJ, qu’ils travaillent auprès des familles ou en centre de réadaptation. Neuf d’entre eux nous ont fait parvenir des données.

Au CISSS de la Montérégie-Est, la plus grosse DPJ de la province, 1019 évènements sont survenus en l’espace de 5 ans, soit 203 en moyenne chaque année. Du côté du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, de tels épisodes surviennent environ tous les trois jours, à raison de 128 en moyenne chaque année. Au total, 512 évènements impliquant de la violence physique ou psychologique à l’endroit du personnel œuvrant dans le secteur jeunesse y sont survenus depuis quatre ans.

Nombre moyen d’incidents ou d’accidents liés à la violence visant le personnel de la DPJ

  • Mauricie–Centre-du-Québec : 26 par an
  • Chaudière-Appalaches : 26 par an
  • Côte-Nord : 33 par an
  • Batshaw : 55 par an
  • Estrie : 57 par an
  • Saguenay–Lac-Saint-Jean : 85 par an
  • Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal : 128 par an
  • Montérégie : 203 par an

Source : CISSS et CIUSSS du Québec, moyennes calculées par La Presse avec les chiffres fournis

« La violence envers notre personnel est malheureusement fréquente, à divers degrés. La violence verbale à l’endroit de nos équipes est quasi quotidienne. Les gestes de violence importants se produisent, quant à eux, régulièrement. On remarque une augmentation de ces incidents violents, selon le contexte environnant, médiatique ou encore, sur les réseaux sociaux, souligne Mme Doucet. La conception que la violence “fait partie du travail” demeure présente, alors que cela ne devrait pas être le cas du tout. Nous encourageons nos intervenants à dénoncer ces situations. »

Un homme a déjà démoli la totalité du parc de voitures de fonction, un autre a fracassé le pare-brise d’une étudiante qui en était à sa première journée de travail, illustre-t-elle. Les intervenants sont fréquemment suivis et harcelés par des parents mécontents.

« Attention, ce n’est pas juste ça, nos interventions, sinon on ne survivrait pas. Je ne voudrais pas qu’on dépeigne les parents comme des gens qui sont tous violents. Je ne voudrais surtout pas qu’on les étiquette, nuance Nadine Thiffault, directrice générale adjointe au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. On annonce des décisions difficiles. On vient toucher quelque chose de fondamental. Nos enfants, c’est quelque chose. Ça peut être très souffrant. »

Les établissements ont néanmoins adopté une série de mesures pour contrer ces actes de violence. Salles sécurisées, avec les meubles vissés au plancher et sans aucun bibelot à lancer, agents d’intervention présents lors de certaines rencontres, intervention en équipe ou agendas partagés.

Taux alarmant de stress post-traumatique

« La violence, tant physique que psychologique, fait partie du quotidien des intervenants de la DPJ », confirme le professeur à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal Steve Geoffrion. Le taux de trouble du stress post-traumatique chez ces travailleurs est « alarmant, près de trois fois plus élevé que dans la population normale », ajoute celui qui est aussi codirecteur du Centre d’étude sur le trauma. À la DPJ, malgré une amélioration dans les dernières années, il y a encore une culture de banalisation de la violence à combattre, soit celle qui sous-tend que la violence, « ça fait partie de la job », observe-t-il.

Il plaide du même coup pour que l’employeur – soit l’État – offre plus d’outils aux intervenants pour mieux reconnaître les symptômes du trouble de stress post-traumatique et qu’il leur offre un soutien proportionnel à la violence qu’ils vivent.

Chez les travailleurs sociaux, il y a une surreprésentation importante de gens souffrant de choc post-traumatique, affirme Denise Michelle Brend, professeure adjointe à l’École de travail social et de criminologie de l’Université Laval.

Cela a un effet direct sur le roulement de personnel. Et le roulement a un effet direct sur la trajectoire des enfants et des familles dans le système. Si on continue comme ça, les services ne seront pas à la hauteur.

Denise Michelle Brend, professeure adjointe à l’École de travail social et de criminologie de l’Université Laval

Au même titre qu’on fournit aux travailleurs de la construction un casque et des bottes pour leur sécurité, on doit mieux protéger les intervenantes de la DPJ contre la violence avec une approche sensible aux traumas, plaide la professeure de l’Université Laval.

« Les arrêts maladie, c’est le quotidien »

Rachelle est en arrêt de travail depuis plusieurs mois après avoir été victime de violence à l’intérieur même des bureaux de la DPJ. Elle venait d’hériter d’un dossier. Le père était en visite supervisée, alors qu’elle était derrière le miroir sans tain. Il cachait les miroirs avec une couverture. « Il était explosif. Il criait après moi, l’enfant pleurait, blotti dans un coin », décrit-elle. Le père a alors menacé de lui casser les doigts si elle ouvrait la porte.

Ensuite, ce père a tenté de s’enfuir. « Quelques minutes après, il est revenu dans le stationnement et a fait mine de nous foncer dessus, moi et la mère. »

Un autre parent s’est emporté lors d’une rencontre : il s’est levé, s’est mis à frapper sur la table et à crier à deux pouces du visage de l’intervenante. Quand Rachelle a voulu sortir de la salle, il s’est mis à la bousculer et à lui barrer le chemin. Il s’est rué sur un collègue qui lui est venu en aide et a endommagé la porte sécurisée.

Quelqu’un qui part en arrêt maladie, c’est le quotidien. Des filles qui pleurent tous les jours au bureau, c’est fréquent. Et quand on part, on est rongées par la culpabilité parce que ce sont les autres intervenants qui vont écoper.

Rachelle, intervenante de la DPJ

En raison du grand roulement de personnel dans certains bureaux, de nouvelles intervenantes sont embauchées alors qu’elles n’ont qu’un bac par cumul. « Elles n’ont jamais travaillé ni même fait de stage auprès de clientèles vulnérables. Les rares intervenantes d’expérience qui n’ont pas encore quitté le navire se retrouvent alors avec tous les dossiers “avec violence”. »

Dans une visite supervisée d’une mère avec son bébé de 14 mois, Justine doit intervenir parce que la maman brasse un peu trop le bébé pour l’endormir ; elle est impatiente. « La mère se désorganise, essaie de me frapper avec son bébé dans les bras, raconte-t-elle. Je n’ai pas de bouton panique, tout ce que je peux faire, c’est crier. Elle a fini par déposer son enfant et m’a plaquée contre la porte. »

Manque de personnel oblige, sa gestionnaire lui a dit : « Prends ton après-midi, mais tu reviens demain. »

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse