« Le temps est venu de suspendre ma campagne. » C’est en utilisant ces mots précis que Nikki Haley s’est retirée mardi de la course pour devenir la candidate qui briguera la Maison-Blanche au nom du Parti républicain en novembre.

Tout comme les analystes de CNN qui ont immédiatement commenté son annonce survenue au lendemain du Super Tuesday, je me suis accroché les pieds dans un mot : suspendre. Car ce terme a deux sens. Il signifie interrompre, arrêter, cesser, mais il veut aussi dire ajourner, reporter, remettre à plus tard. Attendre que le moment soit propice.

Il n’est pas surprenant que l’ancienne gouverneure de Caroline du Sud et ambassadrice aux Nations unies ait utilisé un mot équivoque lors de son allocution. Ceux qui l’ont côtoyée décrivent à l’unisson le talent de cette comptable de formation pour calculer les risques et les bénéfices politiques.

Le résultat est probant : pendant toutes les années où elle a été dans l’arène politique, elle n’a jamais perdu une élection. De quoi faire pâlir de jalousie un certain Donald « je-ne-perds-jamais » Trump qui, même quand il a été élu président des États-Unis en 2016, a perdu le vote populaire.

La républicaine de 52 ans a dansé sur la lame d’un rasoir mardi en félicitant Donald Trump d’une main pour ses succès lors des primaires républicaines, mais tout en refusant de lui donner son appui de l’autre. Ce dernier, dit-elle, doit mériter son vote et celui de ses supporters.

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En principe, ce ne sera pas une mince tâche. À la fin de janvier, irrité par les critiques de Mme Haley le concernant, Donald Trump a lancé une attaque en bonne et due forme contre tous ceux qui ont financé sa campagne. « Nikki “cervelle d’oiseau” Haley est mauvaise pour le Parti républicain et pour notre pays. Quiconque fait une contribution à [la campagne de] “cervelle d’oiseau” sera exclu à jamais du camp MAGA [Make American Great Again] », a écrit l’ancien président sur les réseaux sociaux.

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Donald Trump devant ses partisans rassemblés à Mar-a-Lago mardi soir

Et il n’y a pas que l’acrimonie des propos de Donald Trump qui sera difficile à oublier pour les partisans de Mme Haley. Idéologiquement, les deux politiciens conservateurs partagent beaucoup d’idées, mais ils ne logent pas à la même enseigne en matière de politique étrangère. Alors que Donald Trump est un isolationniste qui ne cesse de s’en prendre à l’OTAN et à ses membres, Nikki Haley réclame plus de soutien pour l’Ukraine, Israël et Taïwan.

Ce tango mi-chaud mi-froid entre les deux politiciens a un air de déjà vu. En amont de l’élection de 2016, Nikki Haley a tout fait pour bloquer le chemin de Trump, appuyant tour à tour Marco Rubio et Ted Cruz. Au moment de la Convention républicaine de Cleveland, elle avait finalement donné son soutien politique à l’ancienne vedette de téléréalité, un homme qu’elle avait pourtant décrit comme « tout ce qu’on enseigne à nos enfants à la maternelle à ne pas être ». Quand Donald Trump l’a approchée pour être l’ambassadeur le plus en vue de son administration, elle a accepté après s’être négocié aussi une place parmi les plus proches conseillers du président.

Quand elle est partie deux ans plus tard, elle l’a fait sans esclandre. Sans brûler tous les ponts comme nombre d’anciens collaborateurs déçus. Ça ne l’a pas empêchée de se lancer dans la course à l’investiture républicaine l’an dernier alors qu’elle avait promis de ne pas le faire si Donald Trump entrait dans la danse. Il n’a pas aimé se faire écraser le gros orteil.

Quel calcul fait aujourd’hui Nikki Haley en mettant sa campagne entre parenthèses ? Elle reste dans l’antichambre de l’investiture républicaine, au cas où Donald Trump en serait écarté par ses déboires judiciaires ou par sa santé, elle se refait une place dans ses bonnes grâces et évite de se mettre complètement à dos les électeurs MAGA, tout en ménageant l’électorat qu’elle a elle-même conquis.

Un véritable exercice d’équilibrisme qui pourrait lui permettre de garder ses acquis sans vider complètement sa petite caisse.

Il lui reste à attendre tout en gardant en tête que la plupart des sondages indiquent qu’elle a de meilleures chances que Donald Trump de remporter l’élection contre Joe Biden l’automne prochain. Et qu’il lui est toujours possible de se présenter comme candidate indépendante sur le bulletin de vote, une manœuvre que Donald Trump lui-même avait évoquée en 2016 dans l’éventualité où il n’aurait pas été le choix du Parti républicain. Nikki Haley n’a pas fait mention de cette possibilité mercredi, mais elle ne l’a pas exclue non plus.

Aux échecs, on dirait qu’il reste dans son jeu son roi, sa dame et ses deux tours.

Il y a cependant une inconnue dans l’équation qu’a élaborée l’ancienne gouverneure et c’est la valeur qu’elle accordera à l’avenir de son pays par rapport à son propre avenir politique. Si elle revenait dans la course avec un chapeau d’électron libre, elle pourrait faire trébucher celui qui annonce déjà qu’il serait un « dictateur » le premier jour d’un nouveau mandat.

Son retour sauverait peut-être la démocratie américaine, mais, en scindant le vote conservateur, permettrait fort probablement à Joe Biden de rester au chaud dans le bureau Ovale pour quatre années de plus. Elle sacrifierait alors ses ambitions présidentielles sur l’autel du bien commun.

Nikki Haley pourrait aussi rester sur les lignes de touche, avalant des couleuvres trumpiennes le temps qu’il faudra, dans l’espoir d’être de la prochaine course à la Maison-Blanche, mais dans un pays qu’elle ne reconnaîtra peut-être plus. Dans un monde transfiguré.

Nous serons donc nombreux à être suspendus aux lèvres de Nikki Haley au cours des prochains mois. Espérons qu’elle gardera en tête les mots qu’elle a utilisés elle-même il y a un an, en se lançant dans la course. « Je ne soutiens pas les intimidateurs. Et quand vous frappez en retour, ça fait encore plus mal quand vous portez des talons hauts. »