De Montréal, au début de la semaine, le juge en chef de la Cour suprême du Brésil, Luís Roberto Barroso, a géré une crise d’ampleur internationale à partir de son téléphone cellulaire.

La veille, un des juges de « sa cour », Alexandre de Moraes, a annoncé qu’il lançait une enquête visant le patron du réseau social X, Elon Musk, pour obstruction à la justice.

L’annonce, qui survient après que le multimilliardaire a refusé de bloquer certains comptes du réseau social soupçonnés de répandre de la désinformation au Brésil, a fait les manchettes à travers le monde et soulevé l’ire de M. Musk et de ses supporters, qui accusent depuis la cour brésilienne de censure, voire de « tyrannie ».

Le juge en chef Barroso a répondu à l’esclandre de l’homme d’affaires en soutenant la démarche du juge de Moraes. « Je ne compte pas du tout débattre avec Elon Musk. Il n’y a rien de personnel ou d’idéologique dans cette affaire », m’a-t-il dit lors d’une entrevue mardi matin au café Renoir, tout en sirotant une camomille. « Mon rôle, c’est de m’assurer de faire respecter la Constitution du Brésil et les lois du pays. »

Sa réponse est un euphémisme. Le Supremo Tribunal Federal qu’il dirige depuis 2023 est en quelque sorte une Cour suprême magnifiée, détenant l’équivalent de superpouvoirs au cœur de l’appareil étatique brésilien. Le tout lui est conféré par la Constitution brésilienne de 1988 qui en mène large, statuant autant sur la séparation des pouvoirs et les droits fondamentaux que sur la protection de l’environnement, la santé publique et le système d’éducation. « Même les règles de l’industrie minière sont dans la Constitution », donne le magistrat en guise d’exemple.

Apparaissant régulièrement à la télévision pour lire les décisions de son tribunal, le juge Barroso est une célébrité.

Il est aussi devenu une figure de proue dans la bataille contre les forces d’extrême droite qui remettent en cause la démocratie brésilienne.

Par le fait même, il est aussi une des cibles préférées de Jair Bolsonaro, l’ancien président d’extrême droite qui, avec son clan, a essayé d’entraver les dernières élections brésiliennes en dénonçant des fraudes électorales même avant la tenue du scrutin en 2022. Alors président de la Cour électorale brésilienne, le juge Barroso lui a barré la route. Il a eu droit à une pluie d’insultes et de menaces.

Aujourd’hui, le magistrat est obligé de se déplacer avec des gardes du corps au Brésil, mais ne baisse pas les bras pour autant.

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Le magistrat Luís Roberto Barroso, lors de son entrevue avec notre chroniqueuse, mardi matin

Et c’est à ce titre que son tribunal se penche aujourd’hui sur la ligne mince qui départage la liberté d’expression et l’abus de pouvoir. « Pour moi et pour ma cour, la liberté d’expression est une valeur fondamentale. C’est particulièrement vrai pour ma génération, qui a vécu sous une dictature militaire dans laquelle la censure était la règle », note l’homme de 66 ans.

Oui, l’internet et les réseaux sociaux ont démocratisé l’accès à l’information et à la connaissance, mais ils sont aussi devenus une avenue pour la désinformation, les théories du complot et la calomnie.

Luís Roberto Barroso, président de la Cour suprême fédérale du Brésil

« Au même moment, le Brésil, comme d’autres, fait face à la montée du populisme autoritaire et à la mainmise de l’extrême droite sur le camp conservateur. Et parmi leurs stratégies, il y a l’utilisation de la désinformation pour attaquer les institutions. Alors nous devons trouver un équilibre entre la liberté d’expression et la préservation de la démocratie contre les forces d’extrême droite », expose le magistrat.

La menace n’a rien de théorique dans le grand pays d’Amérique du Sud, rappelle-t-il. « On a subi des attaques contre la presse et la Cour suprême. On a eu un défilé de tanks sur la grande place où convergent les trois pouvoirs de l’État. Pendant la pandémie de COVID-19, nous avons fait face à un déni de l’importance du problème. Le Brésil a 2 % de la population mondiale, mais a subi 10 % des morts. Je pense que le fait qu’il n’y a pas eu de concession de la victoire après les dernières élections est un crime. On voyait des gens camper devant le siège social des forces armées. Pas pour protester, mais pour demander un coup d’État », énumère-t-il.

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L’ancien président brésilien Jair Bolsonaro saluant ses partisans à Goiânia, le 4 avril dernier

Et ce n’est pas fini. Jair Bolsonaro a demandé à ses partisans de se mobiliser le 21 avril. La Cour suprême, qui l’a déclaré inéligible pendant huit ans, est toujours dans sa ligne de mire.

C’est cette même cour qui a mis l’actuel président brésilien, Luiz Inácio Lula da Silva, en prison pour corruption en 2018, mais a fini par acquitter le politicien de gauche en 2021. « La bataille contre la corruption au Brésil est importante, mais il y a eu des erreurs commises et le cas contre le président Lula a peut-être été une de celles-là », se limite à dire le juriste.

Lundi, le juge Barroso a été invité à faire part de son expérience lors d’une conférence à l’Université McGill portant sur « les menaces à la civilité et la lutte pour la démocratie libérale » à laquelle participaient aussi Rosalie Silberman Abella, ancienne juge de la Cour suprême du Canada, et Vikas Swarup, ancien diplomate indien et auteur du livre à l’origine du film Slumdog Millionaire.

Les tribunaux, s’ils sont un important rempart, ne peuvent gagner la bataille en solo, a fait valoir le juge Barroso, qui pratique la méditation pour garder la tête froide et faire face à la tempête.

Une cour de justice ne peut pas défendre la démocratie seule. Nous avons besoin de la presse et de la société civile.

Luís Roberto Barroso, président de la Cour suprême fédérale du Brésil

« Et nous avons besoin d’une partie de la classe politique, conclut-il. Sinon, c’est la défaite comme en Russie, en Hongrie et au Venezuela. »