(Baltimore) Chaque jour, en partant travailler, Dorlian Ronial Castillo Cabrera faisait un détour pour acheter des chicharrones chez Los Primos, qui vend les meilleurs de l’est de Baltimore, et peut-être même de tout le Maryland.

« Regardez, c’est lui », me dit Suany Rosales, la patronne, en me tendant son téléphone. Elle a reconnu sa photo, mercredi, sur le site de nouvelles latino de la région.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

La mort de Dorlian Ronial Castillo Cabrera a été rapportée par les médias latinos locaux.

Le Guatémaltèque de 26 ans était l’un des huit travailleurs qui réparaient la chaussée du pont Francis Scott Key, quand un porte-conteneurs a foncé dans un de ses piliers et l’a fait s’écrouler, dans la nuit de mardi. Deux des ouvriers ont été secourus peu après l’accident. Le corps de Dorlian a été retrouvé dans un camion de l’entreprise de construction avec celui de son collègue, Alejandro Hernandez Fuentes, 35 ans, père de trois enfants. On cherche encore les quatre autres.

Six travailleurs, tous des immigrants latino-américains. Leur histoire ressemble à celle de Suany, et à celle de millions d’autres venus du Sud pour refaire leur vie dans ce pays : travail, travail, travail, famille, famille, famille.

« Ma mère est morte quand j’avais 13 ans, et un mois plus tard, mon père s’est fait tuer. Je ne sais pas trop comment, peut-être qu’il y a eu une bagarre, peut-être qu’il a dit quelque chose de trop. »

Il était temps de partir du Honduras. À 16 ans, seule, elle a marché vers le nord. De ses doigts rapides, elle imite une marcheuse. Le Guatemala. Puis le Mexique. Et comme des millions d’autres, elle a passé le Rio Grande à El Paso. Et du Texas, elle est venue rejoindre des Honduriens à Baltimore.

« Au départ, j’étais gênée de travailler, je me cachais. » Mais elle a obtenu un permis. Elle a économisé. Et avec son mari, elle a acheté cette épicerie-deli latino d’un Dominicain, et a changé le menu. Elle n’a toujours pas sa nationalité. « Ils m’ont demandé mes empreintes digitales, mais je n’ai pas eu de nouvelles. » Elle a eu cinq enfants entre-temps.

PHOTO KAITLIN NEWMAN, ASSOCIATED PRESS

Des habitants de Baltimore sont venus se recueillir à un rassemblement à la mémoire des victimes de l’accident organisé à l’observatoire du Patterson Park, dans le centre de la ville.

Je lui fais remarquer l’épaisseur du plexiglas qui nous sépare.

En 2019, trois jours avant Noël, la propriétaire du Kim’s Deli and Grocery, à deux rues d’ici, a été assassinée devant ses quatre enfants pendant un hold-up. Elle s’appelait Carmen Rodriguez et était arrivée du Mexique huit ans plus tôt. Elle aussi mettait 16 heures par jour à faire vivre son commerce avant d’être tuée par deux hommes de Baltimore pour quelques dollars.

L’an dernier, Baltimore a « célébré » une baisse de 20 % de ses homicides, mais le taux d’homicide y est encore le deuxième en importance aux États-Unis (autour de 50 par 100 000 habitants ; c’est 1,5 à Montréal). Et ce n’est pas la faute des « étrangers ».

Mais dans cette année électorale, ce sont les migrants accusés de crimes qui font recette politiquement, pas ceux qui meurent au travail.

Plusieurs politiciens publient sur les réseaux sociaux les histoires d’horreur de criminels venus du Mexique, du Venezuela ou d’ailleurs. Donald Trump parle de ces « millions » qui traversent la frontière et « empoisonnent le sang de notre pays ». Les études montrent pourtant que les immigrants, quel que soit leur statut, sont beaucoup moins susceptibles de commettre des crimes que les personnes nées aux États-Unis1.

Il est seulement 8 h, et déjà les plats fument au minuscule comptoir de Los Primos (les cousins). Riz, plantain frit, tortillas, yuca, poulet rôti… C’est une autre Hondurienne, Angelita, qui est la cuisinière. Il y aura des clients toute la journée, venus retrouver les saveurs de leur enfance.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Angelita Hernandez et Suany Rosales, chez Los Primos

À deux pas de Los Primos, les travailleurs commencent à arriver chez CASA, un organisme d’aide aux migrants. On les aide à se trouver du boulot. On offre des cours d’anglais. On organise des activités.

Deux des travailleurs disparus dans l’accident, l’un du Salvador, l’autre du Honduras, étaient des membres de CASA. Des 334 000 ouvriers de la construction dans la région (Washington et Baltimore), 39 % sont des immigrants de première génération. Des immigrants qui, très souvent, ont commencé comme « illégaux », avant de devenir une main-d’œuvre indispensable.

PHOTO MARK SCHIEFELBEIN, ASSOCIATED PRESS

Un travailleur de la construction hondurien prend la parole dans le cadre d’une vigie organisée par CASA à la mémoire des victimes de l’effondrement du pont, à Baltimore.

Cette catastrophe plombera le moral et l’économie de Baltimore, qui n’est déjà pas exactement la ville la plus joyeuse du pays. CBS évalue à plus de 15 000 le nombre d’emplois directs et à 140 000 le nombre d’emplois indirects reliés au port, le neuvième en importance des États-Unis. Des aides d’urgence ont été promises par l’État, mais avant que le pont soit reconstruit et que le port reprenne ses activités normales, il faudra des années.

Il y a dans cet accident géant un condensé américain de 2024. Ce pont, bien construit il y a cinq décennies pour les navires de l’époque, et en bon état, n’était pas adapté aux nouveaux monstres maritimes qui sont un des symboles de l’économie mondialisée : 80 % de ce qui est dans le commerce est transporté par voie maritime. En 20 ans, le volume de marchandises a doublé.

Le pont Francis Scott Key était sécuritaire compte tenu des navires de l’époque. Il ne l’était plus pour ceux d’aujourd’hui. C’est très loin d’être la seule infrastructure vieillissante ou mésadaptée aux États-Unis.

Le pays n’est plus neuf et il se regarde vieillir, avec cette conviction que « c’était mieux avant ». Entrer dans l’ère des grandes réparations est beaucoup moins exaltant que de vivre l’ère des nouvelles constructions.

Et dans ce pays vieillissant, la nouvelle force de travail vient du Sud. Le tiers des ouvriers de la construction aux États-Unis sont des immigrants.

Ce sont eux qui vont reconstruire le pays, pas le détruire. Comme Alejandro Hernandez Fuentes, Dorlian Ronial Castillo Cabrer, Miguel Luna, Maynor Yassir Suazo Sandoval, Jose Mynor Lopez, Carlos Hernández, venus du Salvador, du Guatemala, du Mexique, morts dans l’immense fracas d’acier de ce pont mésadapté qu’ils réparaient.

Une histoire très américaine. Une histoire des Amériques.

1. Lisez « Immigrants are less likely to commit crimes than U.S.-born Americans, studies find » (en anglais)