Pour parler de cette épouvantable crise humanitaire qui se joue en Palestine, j’ai envie d’appeler en renfort la sagesse de Clarence Avant. Celui qu’on surnommait le « parrain » de la musique black américaine professait le pouvoir des chiffres.

Disparu en août 2023 à l’âge de 92 ans, ce chevalier au service de la justice économique dans les contrats signés avec les célébrités afro-américaines du milieu des arts et du sport disait souvent : « La vie, c’est une chose et une seule : les chiffres. La vie commence et se termine par un chiffre. »

Même dans son engagement pour les droits civiques, il répétait que les chiffres étaient bien plus importants que toutes les bonnes intentions du monde que chantent les politiciens et les acteurs économiques. Ce qui n’est pas faux. Surtout aux États-Unis où la politique est un haut lieu de pratiques clientélistes. Dans un tel système, le nombre d’électeurs détermine le pouvoir politique d’une communauté.

PHOTO MARK VON HOLDEN, FOURNIE PAR L’ASSOCIATED PRESS

Clarence Avant

Mais je vais laisser l’âme de celui qui abusait de l’expression « motherfu… » et revenir sur mon sujet qui n’est tout de même pas bien loin du clientélisme.

Si j’évoque la vision de Clarence, c’est simplement pour mieux raconter à quel point Benyamin Nétanyahou n’a plus les bons chiffres. Ses méthodes ont érodé le nombre de personnes favorables ou sympathiques à Israël sur la planète. Même avant l’horrible attaque du Hamas qui a mené à cette terrible guerre, le premier ministre israélien n’avait plus les bons chiffres dans son pays. Raison pour laquelle il a pactisé avec la frange la plus sombre et suprémaciste de la politique israélienne pour rester au pouvoir.

Il a aussi essayé de réformer le système judiciaire du pays pour sauver sa peau dans les causes qui l’attendent une fois à l’extérieur du pouvoir. Une dérive autocratique qui avait mobilisé à répétition des dizaines de milliers de citoyens israéliens dans les rues. Les mêmes qui recommencent à battre le pavé pour lui demander d’organiser des élections anticipées et de dégager du pouvoir.

Mais, comme dirait Clarence, les chiffres ne sont plus favorables aux méthodes cavalières de Nétanyahou et les extrémistes qui le gardent au pouvoir. Même son traditionnel et indéfectible allié américain vient de lui faire un pied de nez historique.

Il faut dire que Biden aussi cherche à ne pas éroder ses chiffres. Il voit bien qu’une invasion terrestre d’envergure sur Rafah risque de plomber toutes ses chances de gagner l’élection présidentielle de novembre prochain et cherche à sauver ses propres fesses.

De toute façon, même si Nétanyahou faisait semblant d’être copain avec Biden au début de cette guerre, son mariage avec Donald Trump est beaucoup plus naturel. Ces deux brigands politiques complètement accros au pouvoir semblent sortis de la même fabrique. En plus des nombreux procès qui leur pendent au-dessus de la tête, les deux voient le pouvoir comme la seule option pour éviter la prison. Étirer et peut-être même élargir la guerre en attendant l’arrivée probable de son ami Trump semble faire partie de sa stratégie désormais décriée par ses alliés traditionnels.

Mais s’il y a une nouvelle réalité que cette guerre nous a révélée, c’est que le soutien aveugle à Israël ne sera plus une posture envisageable dans de nombreux pays occidentaux. Pour cause, avec l’immigration, en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne, aux États-Unis et dans bien d’autres pays, les musulmans et militants propalestiniens ont atteint aujourd’hui un chiffre assez important pour infliger des sanctions aux politiciens qui refusent d’écouter leurs préoccupations sur ce conflit.

Il faut entendre les Macron, Trudeau et Biden rivaliser d’équilibrisme pour comprendre à quel point il y a désormais un prix politique à payer pour ceux qui choisissent ce soutien inconditionnel.

Joe Biden a longtemps soutenu sans borne le gouvernement Nétanyahou dans sa guerre, mais les chiffres ont eu raison de lui. Ils lui ont fait comprendre qu’en s’aliénant une bonne partie de ce vote favorable à la cause palestinienne, il risquait grandement de mordre la poussière en novembre prochain. Le voilà alors écartelé entre la droite de son parti très favorable à Israël et sa gauche qui menace de sanctionner cette posture s’il n’y a pas de changement.

La politique d’entêtement de Nétanyahou est en train de faire perdre au gouvernement israélien la faveur des chiffres. Ce qui est une bonne chose, car même s’il faut condamner fermement l’attaque du 7 octobre 2023, on ne pourra plus jamais fermer les yeux devant la prédation des terres palestiniennes par les colons extrémistes israéliens tout aussi fanatisés que le Hamas qu’ils combattent.

Je parle de ces exaltés qui profitent de la catastrophe qui se joue à Gaza pour lancer un nouveau projet d’occupation de 800 hectares de terres en Cisjordanie occupée dans le but d’y bâtir de nouvelles colonies. Ils poursuivent leur projet d’appropriation territoriale au mépris des lois internationales.

À la fin de cette guerre que nous sommes nombreux à souhaiter immédiate après la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU réclamant un cessez-le-feu, les Israéliens constateront l’ampleur des dommages géopolitiques causés par Nétanyahou pour leur pays.

Comme dirait Clarence Avant, les chiffres de soutien massif à l’État hébreu ne seront plus jamais comme ceux d’avant. Autrement dit, à trop vouloir étirer cette dramatique guerre qui fait trop de victimes civiles, Nétanyahou est en train de faire perdre massivement Israël sur le front diplomatique et géopolitique.