Même s’il se trouve à Genève pour présenter un rapport aux Nations unies, le militant sénégalais des droits de la personne Alioune Tine a le cœur à Dakar, où un nouveau président s’apprête à prendre le pouvoir. « Les élections, ça a été quelque chose de magique. On se sent comme des miraculés », me dit-il pendant une conversation sur WhatsApp.

Paradoxalement, le fondateur du laboratoire d’idées Afrikajom, qui réfléchit notamment à la démocratie, l’état de droit et la gouvernance, passe les 30 minutes suivantes à m’expliquer comment les Sénégalais ont réussi à mettre fin à une terrible crise politique qui menaçait de torpiller leur démocratie grâce à leur détermination, leur solidarité et leur courage. Pas grâce à une intervention divine ou une sorcellerie quelconque.

Les résultats restent stupéfiants : le 24 mars, lors du premier tour de l’élection présidentielle, ses concitoyens ont voté à plus de 54 % pour un candidat, Bassirou Diomaye Faye, qui était encore prisonnier politique deux semaines avant le scrutin. Né dans un milieu rural modeste, cet ancien inspecteur fiscal âgé de 44 ans, qui n’avait jamais été élu auparavant à quelque poste que ce soit, prendra les rênes du pays de 18 millions d’habitants d’ici au 2 avril, date de la fin du mandat de son prédécesseur, Macky Sall. Le vote s’est déroulé dans le calme. La transition du pouvoir s’annonce tout aussi posée.

Il y a moins d’un mois pourtant, on craignait le pire pour la démocratie sénégalaise, réputée la plus solide d’Afrique de l’Ouest depuis l’accession du pays à l’indépendance en 1960. En tentant de faire reporter en décembre l’élection qui devait avoir lieu à la fin de février, le président sortant a fait craquer une immense allumette.

Quand les députés de l’opposition ont été sortis manu militari du parlement pour que les alliés de Sall entérinent seuls le report de l’élection, le feu a pris. Ce dernier couvait déjà parce que le principal opposant à Macky Sall, Ousmane Sonko, était en prison et avait été disqualifié de l’élection. Les violences politiques des trois dernières années – qui ont fait plus de 50 morts – étaient encore fraîches dans les esprits.

Il y a eu une très forte mobilisation du peuple contre le report des élections. Et ça a impliqué tous les secteurs de la société. Les intellectuels, les organisations de la société civile et les syndicats, mais aussi le patronat. Les Sénégalais ne voulaient pas revenir en arrière.

Alioune Tine, militant sénégalais pour les droits de la personne

À cette fronde sénégalaise se sont ajoutées les voix de l’Union européenne, du Congrès américain, de la Grande-Bretagne et de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), entre autres.

Dans un geste de courage inespéré, les magistrats du Conseil constitutionnel sénégalais, que beaucoup croyaient inféodés au président Sall, ont rejeté le report du scrutin.

La pression de toutes parts a fini par avoir raison de Macky Sall, qui, il y a plus d’un mois, s’est retourné vers Alioune Tine et d’autres ténors des droits de la personne du pays pour négocier une sortie de crise.

À la mi-mars, à la suite de l’adoption d’une loi d’amnistie, Ousmane Sonko et son bras droit, Bassirou Diomaye Faye, sortaient de prison. C’est ce dernier qui a réussi à présenter sa candidature à la présidence. « Les jeunes ont fait une campagne de dix jours très efficaces et ils ont réussi à prendre le pouvoir », dit M. Tine. Le dauphin de Macky Sall, Amadou Ba, a vite reconnu sa défaite électorale.

Alors que beaucoup craignaient que le Sénégal emprunte la voie de plusieurs de ses voisins d’Afrique de l’Ouest, dans lesquels on voit souvent des dirigeants s’attacher au pouvoir ou être expulsés par des coups d’État, le pays a plutôt fait la démonstration de son attachement aux élections et à l’alternance politique.

Voilà une immense victoire en cette année record pour le nombre d’élections à travers le monde, où l’avenir de la démocratie sera un enjeu aussi central que l’économie et l’instabilité mondiale. L’Afrique n’y échappe pas. En 2024, 19 élections nationales doivent avoir lieu sur le continent, du nord au sud, dont plusieurs en Afrique de l’Ouest. La Mauritanie, le Burkina Faso, le Mali et la Guinée ont tous des scrutins à l’agenda.

Bien sûr, la transition politique sénégalaise ne garantit pas que les nouveaux élus seront capables de répondre aux attentes des électeurs, note Gilles Yabi, docteur en économie et fondateur d’un autre laboratoire d’idées ouest-africain, WATHI, basé à Dakar. Le nouveau président sénégalais, un néophyte du pouvoir, a promis une « rupture » avec le système postcolonial. Il promet notamment de remplacer le franc CFA, legs du colonialisme français, de faire chuter le coût de la vie et de combattre la corruption. Il devra aussi composer avec la menace djihadiste qui se répand dans la région.

« Il faudra voir aussi comment les évènements des derniers mois et les violences politiques vont être traités par le nouveau gouvernement. Si on tire des leçons de la crise, en matière de justice, d’institutions et de démocratie, ça va être positif, et ce, malgré les souffrances qui ont été infligées. Si on n’en tire pas de leçons, on s’expose à revivre la même chose », dit l’analyste.

Alioune Tine partage ce constat. Il croit que le Sénégal aura besoin d’un processus de vérité, de réconciliation et de justice. « Il faut purger la haine pour retrouver la paix », dit-il.

Il faut aussi saluer la résilience de la société sénégalaise qui a encore une fois démontré que « pour se débarrasser de la tyrannie, il faut prendre son courage à deux mains et se battre », affirme Alioune Tine.

Ce n’est pas de la magie, mais ça a parfois le même effet.