Il faut bien choisir ses mots quand on parle avec Svetlana Tsikhanovskaïa. La politicienne de Biélorussie n’est pas au pouvoir dans son pays, tenu d’une main de fer par Alexandre Loukachenko depuis 30 ans, mais elle rejette l’étiquette de « cheffe de l’opposition » que beaucoup lui font porter, y compris le premier ministre du Canada.

« Dans le monde démocratique, faire partie de l’opposition, c’est normal. Cependant, ça ne reflète pas la réalité d’une dictature comme celle de la Biélorussie. Nous nous appelons le mouvement démocratique parce que notre adversaire, lui, n’a rien de démocratique », m’a dit d’entrée de jeu Mme Tsikhanovskaïa lors d’un entretien qui a eu lieu en marge de sa visite à Ottawa cette semaine.

Ses titres préférés ? Leader des forces démocratiques. Ou carrément présidente désignée. Un statut que lui reconnaît notamment la Lituanie, pays voisin de la Biélorussie où elle a élu résidence.

J’opterai pour « cheffe démocrate ». Un rôle qu’elle porte sur ses épaules depuis les élections du 9 août 2020. Ce jour-là, Alexandre Loukachenko a déclaré avoir reçu 80 % des voix, mais une bonne partie des Biélorusses n’en a pas cru un mot. Par milliers, ils sont descendus dans les rues pour dénoncer la mainmise sur le pouvoir. Par milliers, ils ont été arrêtés, emprisonnés, et selon plusieurs rapports d’organisations des droits de la personne, bon nombre d’entre eux ont été torturés. Candidate derrière laquelle les principaux partis politiques alternatifs se sont ralliés, Svetlana Tsikhanovskaïa, elle, a été carrément mise à la porte de son pays. En son absence, elle a été condamnée à 15 ans de prison.

« Si on se fie au décompte alternatif des élections [de 2020], c’est moi que les ai remportées, soutient la Biélorusse de 41 ans. En 2020, nous étions sûrs que nous allions mettre fin à ce régime, mais quand nous avons vu que [le président russe] Vladimir Poutine soutenait Loukachenko, politiquement et économiquement, nous avons compris que ça prendrait une autre forme et c’est là que nous avons mis sur pied une forme alternative de pouvoir. » Un gouvernement en exil qu’elle a baptisé le Cabinet de transition uni de la Biélorussie.

Le président Loukachenko, lui, ne sourcille pas. Le mois dernier, le pays a tenu des élections législatives spectacles. L’homme fort, qui a décimé toute opposition et muselé les médias, a déjà annoncé qu’il se représentera en 2025.

L’histoire de Mme Tsikhanovskaïa n’est pas banale. Rien ne prédisposait cette enseignante de formation à devenir la « Jeanne d’Arc » de  la Biélorussie, comme la surnomment certains de ses partisans.

En fait, c’est son mari, Sergueï Tsikhanovski, qui se passionnait pour la politique. Pour dénoncer la corruption du régime en place depuis l’indépendance de l’ancienne république soviétique, il est devenu une star de YouTube et des réseaux sociaux, des débuts qui rappellent ceux d’Alexeï Navalny en Russie. Et comme le rival de Vladimir Poutine, il a été arrêté et mis en prison.

Sa femme a décidé de reprendre le flambeau, comme vient de le faire Ioulia Navalnaïa après la mort de son mari dans une prison sibérienne. Mais la comparaison s’arrête là : Svetlana Tsikhanovskaïa s’est retrouvée sur les bulletins de vote et elle a fait de la politique active dans son propre pays, promettant de démissionner de la présidence dès qu’elle aurait rétabli un système démocratique. « Il y a 10 ans, j’étais une Biélorusse ordinaire. Je ne m’intéressais pas à la politique. Je me sentais responsable de ma famille, mais pas de mon pays. Mes premiers pas en politique n’ont pas été faits pour mon pays non plus, mais par amour pour mon mari. Le dictateur m’a laissé me présenter parce qu’il pensait que personne n’allait voter pour une femme à la maison. Il voulait se moquer de moi », se souvient-elle.

Alexandre Loukachenko a plutôt eu droit à une adversaire coriace qui, encore aujourd’hui, porte la cause de la Biélorussie et des prisonniers politiques aux quatre coins du monde, ramassant les prix, les accolades et les promesses politiques sur son passage.

Après sa visite à Ottawa cette semaine, le gouvernement canadien a notamment annoncé l’élargissement des sanctions contre les responsables biélorusses qui ont participé à la répression tous azimuts des manifestations postélectorales.

PHOTO ADRIAN WYLD, LA PRESSE CANADIENNE

Svetlana Tsikhanovskaïa a rencontré le premier ministre Justin Trudeau, plus tôt cette semaine.

Mme Tsikhanovskaïa s’évertue aussi à rallier les forces démocratiques biélorusses tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays d’Europe de l’Est. « Nous devons préparer nos institutions démocratiques. Dans une dictature, les changements peuvent venir de manière vraiment inattendue. On l’a vu avec la chute de l’Union soviétique. Mais on n’attend pas les bras croisés. On fait tout ce qu’on peut pour affaiblir le régime. On frappe à toutes les portes », dit-elle.

Elle dit avoir accès à tout un réseau de renseignement à l’intérieur du pays. Une petite armée de l’ombre qui s’oppose aussi de toutes ses forces à la guerre en Ukraine et à la présence des troupes russes sur son territoire, allant jusqu’à saboter des rails de chemin de fer pour empêcher l’envahisseur d’avancer.

Même de l’extérieur du pays, ce combat ne se fait pas sans sacrifice. Depuis un an, Svetlana Tsikhanovskaïa n’a aucune nouvelle de son mari, condamné à 18 ans de prison et passible de deux années supplémentaires. « J’ai appris un nouveau mot : incommunicado. Je ne sais pas s’il est en vie, où il est », se désole-t-elle.

Sa rage et sa peine, dit-elle, se transforment en énergie qui lui permet d’avancer. Deux carburants puissants dont la cheffe démocrate aimerait bien un jour se passer.