(Baltimore) Wes Moore arrive avec le pas assuré du général qui rentre au quartier général pour préparer la prochaine opération. Le regard de l’ex-militaire est intense. Ses biceps débordent d’un polo déjà tendu par une musculature travaillée au couteau.

C’est vendredi et le très charismatique gouverneur du Maryland en est à sa deuxième conférence de presse de la semaine dans le port de Baltimore pour dresser un état des lieux.

À l’extérieur de l’édifice de la Police des transports, la scène catastrophique s’offre à nous, comme figée un mois plus tard. L’immense navire est toujours chargé de milliers de conteneurs, encore coincé au milieu du fleuve Patapsco. On a eu beau retirer 1300 tonnes d’acier, les piliers effondrés du pont Francis Scott Key retiennent l’embarcation. Un segment de la route d’asphalte est déposé mollement sur l’avant du porte-conteneurs, comme un morceau de plasticine.

« Nous prions pour les victimes et leurs familles », dit d’entrée le gouverneur, accompagné par les militaires, la garde côtière, le maire de Baltimore et des représentants du milieu des affaires.

Des six travailleurs présumés morts, on n’a toujours pas retrouvé deux corps, même si 380 personnes travaillent sur le site sept jours par semaine.

Une journaliste lui demande s’il y a une chose qu’il aurait voulu faire autrement. Il prend une pause. « Je pense sans arrêt aux familles des victimes », dit-il, et ça sonne vrai. Puis il vante le travail des militaires responsables de cette opération très compliquée. « Je suis si fier d’être un Marylander, fier d’être Américain. »

Pour Wes Moore, élu gouverneur du Maryland en 2022, l’accident du pont est un premier grand test, dans cet État de six millions de personnes qui n’est pas en manque de défis.

Moore a succédé au très populaire Larry Hogan, un gouverneur républicain anti-Trump (une espèce rare !). Hogan avait atteint la limite de deux mandats et tente maintenant d’être le candidat de son parti au Sénat.

L’homme de 45 ans est le seul gouverneur afro-américain des 50 États de l’Union. Seulement le troisième à être élu gouverneur aux États-Unis dans toute l’histoire du pays. Après 15 mois au pouvoir, il maintient un taux d’approbation autour de 60 %.

Il n’a pas la notoriété d’un Gavin Newsom, gouverneur de Californie, mais il n’en est pas moins une des étoiles montantes du Parti démocrate. Certains sont même agacés de sa notoriété et de l’effet de vedette qui fait de l’ombre à Biden – qu’il soutient évidemment.

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Wes Moore, gouverneur du Maryland et Joe Biden, le président des États-Unis

« Nous avons dit dès le premier jour que nous allions communiquer, et nous avons l’intention de surcommuniquer », dit-il aux journalistes.

Un peu en retrait, Erykah St. Louis l’écoute attentivement. La Montréalaise d’origine est la directrice de ses communications numériques. Une personne clé dans sa stratégie de « surcommunication » sur les différentes plateformes.

Les six victimes étaient latino-américaines, et ce n’est pas un hasard si le gouverneur commence avec quelques phrases en espagnol. « Je peux dire que j’y suis pour quelque chose, venant de Montréal, c’est une chose qui me semblait évidente », me dit cette native de Dollard-des-Ormeaux.

Avant de se lancer en politique, Moore avait déjà fait parler de lui un peu partout au pays en publiant à 31 ans une autobiographie, The Other Wes Moore, où il compare son destin exceptionnel à celui d’un autre Afro-américain né comme lui dans la région de Baltimore, mais tombé dans la consommation et le trafic de drogue, et emprisonné pour meurtre. Le Moore gouverneur, né au Maryland, a été élevé par une mère seule dans le Bronx, après la mort de son père quand il était jeune enfant. Il a été admis à l’Université Johns Hopkins, puis a été boursier Rhodes, a étudié à Oxford, a rejoint l’armée, a combattu en Afghanistan et a dirigé une organisation philanthropique de New York pendant plusieurs années – Robin Hood – dont il a changé la mission et le discours social.

Ses mémoires ne visaient pas à montrer qu’avec de la volonté on peut tout accomplir, mais plutôt que la chance, le hasard, la race influent exagérément sur le destin individuel dans son pays. L’an dernier, dans une longue entrevue avec le Vogue (où il a eu droit à des portraits d’Annie Leibovitz), il s’en est expliqué. « La chance ne devrait pas être un prérequis, a-t-il dit, mais malheureusement, comme société, nous sommes devenus trop confortables avec l’idée des exceptions. Cela nous permet de bien dormir. Je partage un degré de complicité en cela : mon histoire unique est une sorte de caution. »

Erykah St. Louis, formée en communications graphiques et en études internationales, travaillait au Maryland pour un organisme religieux d’aide humanitaire. Elle n’a pas raté l’occasion de se joindre à l’équipe de Moore quand il a pris le pouvoir.

« Mes parents, comme les siens, sont originaires des Caraïbes et je me reconnais dans son histoire, son implication sociale me rejoint. Il veut transformer la société, mettre en valeur tout le monde. » La lieutenante-gouverneure, Aruna Miller, est originaire de l’Inde, et la première immigrante à occuper ce poste. « C’est une inspiration pour toutes les femmes », dit-elle, enthousiaste.

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Erykah St. Louis.

Plusieurs ont fait des parallèles entre Moore et Obama et pas seulement parce qu’il est de la liste des « premiers Noirs » dans un poste politique important. Son histoire personnelle, ses études, son éloquence, son charisme rendent la comparaison (trop) facile. Mais St. Louis est agacée : « Il a sa propre histoire, son propre style, il est très différent. »

Autre sujet d’agacement et de distraction : dans un Parti démocrate en quête de successeur et de rajeunissement, avec un candidat présidentiel de 81 ans, il ne manque pas de partisans pour vouloir accélérer le destin du gouverneur Moore et l’envoyer sur la scène nationale.

« Ça peut être tentant de penser à ça, mais vraiment, on a tellement à faire au Maryland, il faut garder le cap, surtout avec ce qui vient d’arriver. »

Car le gouverneur a beaucoup promis : logements sociaux, diminution du taux d’incarcération des jeunes hommes afro-américains, élimination de la pauvreté chez les enfants…

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Wes Moore

On le crédite pour l’obtention par le Maryland du nouveau quartier général du FBI (même si la campagne était en marche depuis longtemps). Mais ce qui lui tenait le plus à cœur était de créer un programme de service public pour les jeunes : un an de travail civique payé pour les 18 ans et plus, pour susciter l’engagement communautaire.

Il a débloqué des fonds pour les entreprises affectées par la fermeture du port et les chômeurs. Et après le grand et complexe ménage du fleuve, qui se fait sans aucun blessé jusqu’à maintenant, il faudra rebâtir le pont.

Dans cet État assez centriste, il promeut la « transpartisanerie », un exercice délicat par les temps qui courent. Vendredi, il insistait pour nommer les représentants républicains au Congrès qui soutiennent le financement de la reconstruction du pont – y compris celui de l’Oklahoma ayant vécu l’attentat de 1995 contre un édifice fédéral et au fond « contre la démocratie ».

Il fait partie du mouvement « Disagree Better » (être mieux en désaccord), qui consiste à faire dialoguer des opposants politiques. On l’a vu notamment échanger civilement avec le gouverneur républicain Spencer Cox, de l’Utah.

La reconstruction du pont Key s’annonce longue. Mais j’ai comme l’impression que quand la première voiture traversera ce pont, l’avenir politique de ce gouverneur hors normes ne sera pas terminé…