À partir de vendredi, près d’un milliard d’Indiens vont se rendre aux urnes. Si les sondages se confirment, Narendra Modi devrait l’emporter facilement. Mais à quel prix ? Cinq choses à savoir sur la plus grosse élection du monde.

Six semaines de scrutin !

L’Inde compte 1,4 milliard d’habitants et pas moins de 970 millions d’électeurs. En comparaison, l’Indonésie (204 millions d’électeurs) et les États-Unis (168 millions) font figure de nains ! Ce nombre impressionnant explique pourquoi le processus de ces élections législatives est si long. Le scrutin, qui commence le vendredi 19 avril, se déroulera en sept phases jusqu’au 1er juin, pour un total de 44 jours ! « Historiquement, c’était trois semaines en moyenne, explique Serge Granger, professeur de science politique à l’Université de Sherbrooke. Maintenant, il y a plus d’électeurs, dont certains viennent de régions très éloignées. Et donc ça demande plus de scrutateurs, plus de superviseurs.

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Le matériel électoral est acheminé par des porteurs en vue du vote à Shillong.

Ces équipes ne peuvent pas être partout au même moment. C’est pour ça qu’il y a des élections rotatives. » La chambre basse du Parlement indien, appelée Lok Sabha, compte 543 sièges, couvrant 28 États et 8 territoires. Il faut donc 272 sièges ou plus pour obtenir la majorité. Le pays compte plus de 2500 partis politiques, mais 10 d’entre eux se partagent 86 % des sièges au Parlement.

Modi, encore…

Au pouvoir depuis 10 ans, le chef du Bharatiya Janata Party (BJP) Narendra Modi semble bien en selle pour obtenir un troisième mandat. Il affirme pouvoir faire élire jusqu’à 370 députés (il en avait 303 jusqu’ici), voire 400 si l’on inclut ses alliés de la National Democratic Alliance (NDA). Porté par la puissance et le rayonnement du BJP, Modi tire profit de la faiblesse de l’opposition, à qui on ne prédit qu’une petite centaine de députés. On attendait pourtant beaucoup de ce bloc hétéroclite constitué de 26 partis (I.N.D.I.A.), mené par l’historique Congrès national indien et son chef Rahul Gandhi, héritier de la famille Nehru-Gandhi.

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Rahul Gandhi, chef du Congrès national indien

Mais le morcellement des intérêts divergents de chacun semble avoir eu raison de cette fragile unité avant même le début du scrutin, alors que certains membres de la coalition ont préféré se rallier au BJP ou faire cavalier seul. « C’est le problème avec ces alliances-là, explique Serge Granger. [Les partis qui les composent] ne sont pas d’accord sur la distribution des sièges. Alors ils vont se cannibaliser dans certains comtés. C’est comme si on demandait au Bloc québécois de s’effacer pour que les électeurs puissent voter conservateur ou NPD… »

Un bilan contrasté

L’incontestable popularité de Narendra Modi s’explique. Le charismatique politicien à la barbe blanche est soutenu par une machine partisane aussi agressive que bien huilée, qui lui permet de saturer l’espace médiatique et d’étouffer la critique. En 10 années de pouvoir, Modi a également transformé l’Inde en acteur de premier plan sur l’échiquier mondial (sommet du G20, conquête spatiale, etc.), suscitant chez les Indiens une forme de fierté nationale. Devenu une incontournable puissance du « Sud global », le pays a même vu son économie dépasser celle du Royaume-Uni au 5rang mondial, avec la croissance la plus rapide du G20, selon l’OCDE.

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Le premier ministre indien Narendra Modi lors d’un rassemblement électoral à Agartala

Mais apparemment, ce boom ne profite pas à tous. L’Inde revendique aussi le plus faible revenu par habitant de tous les pays du G20 et pointe à la 132place sur 191, selon le dernier indice de développement humain établi par l’ONU. Sans compter le taux de chômage, qui s’élève à plus de 8 %, le marché du travail ne parvenant plus à absorber la main-d’œuvre jeune et non qualifiée qui augmente d’année en année, sachant que l’Inde est devenue l’an dernier le pays le plus populeux de la planète.

Hindouiser le pays en profondeur

Le parti de Narendra Modi est régulièrement accusé de vouloir asseoir la suprématie de la religion hindoue, majoritaire en Inde (près de 80 % de la population), au détriment des autres religions, au premier chef les musulmans (14 %, soit près de 200 millions de personnes). Au cours de son précédent mandat, cela s’est traduit par diverses formes de répression, de harcèlement et de violences à l’endroit de citoyens musulmans, que ce soit sur l’internet ou sur le terrain, certains ayant même été victimes de ratonnades ou de mises à mort. Le gouvernement Modi a également adopté une loi à deux vitesses sur la citoyenneté indienne (privilégiant les immigrants non musulmans), réduit l’autonomie de l’État du Cachemire (majoritairement musulman) et réécrit les livres d’histoire, en supprimant l’apport des musulmans à la culture indienne.

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À Rampur, la moitié des électeurs sont musulmans, mais le député élu est un partisan de l’« hindouisation » de l’État indien, prônée par Modi.

Selon Charlotte Thomas, spécialiste de l’Inde et politiste rattachée au centre Noria Research, il faut s’attendre à ce que le troisième mandat de Modi s’inscrive dans le « continuum » de cette politique suprémaciste, « avec à l’œuvre un approfondissement de l’hindouisation, qui passe par une discrimination et une marginalisation des minorités ethnoreligieuses ».

Si le BJP obtient les deux tiers des sièges au Parlement (362 sièges ou plus), Modi aurait en outre le pouvoir de modifier la Constitution à sa guise (en retirant entre autres le mot « sécularisme », un pilier du texte) et de poursuivre d’autres projets, comme celui, controversé, d’un code civil unique visant à uniformiser des lois comme celles sur le mariage et le divorce qui diffèrent selon les religions, notamment musulmane et sikhe. « En Inde, chaque groupe ethnoreligieux minoritaire est géré par sa propre loi, souligne Mme Thomas. Un code civil uniforme serait un moyen d’hindouiser toutes les pratiques sociales », au risque de bafouer certaines sensibilités.

Museler la contestation

On dit que c’est la plus grande démocratie du monde. Mais pour certains, l’Inde n’en a plus que les apparences. La répression à l’endroit des minorités religieuses s’est ainsi élargie à l’opposition, quelle qu’elle soit. Universitaires, journalistes, ONG, organisations progressistes, adversaires politiques et même acteurs et actrices de Bollywood ont tous été attaqués, intimidés ou muselés par le BJP, qui tire par ailleurs les ficelles de la majorité des médias du pays. Au classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, l’Inde a perdu 21 places depuis 2014, se situant au 161rang sur 180 pays.

Certains craignent que cette « faillite démocratique », voire cette « dérive autoritaire », ne s’accentue sous la main de fer de Modi.

« Il est probable que cela n’ira pas en s’améliorant, conclut Narendra Subramanian, professeur de science politique à l’Université McGill. L’Inde deviendra probablement moins démocratique, suivant le schéma de pays comme la Russie, la Hongrie et la Turquie. Des critiques fondées ont été formulées quant à la liberté des élections de 2019, et le gouvernement s’est empressé de réduire au silence les universitaires et les journalistes qui ont documenté cette tendance. L’élection à venir risque d’être moins libre, menant à de futures élections qui seront largement non libres, avec une démocratie plus symbolique que substantielle. »

Plusieurs enquêtes criminelles, ouvertes contre les opposants de Modi, ont fait réagir le haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Volker Türk, et des organisations de défense des droits de la personne, qui estiment que ces élections sont biaisées. Le ministre indien des Affaires étrangères, S. Jaishankar, a répliqué que l’ONU n’avait pas à se prononcer. « Le peuple indien y veillera », a-t-il déclaré. « Pas d’inquiétude à cet égard. »

Avec l’Agence France-Presse, Al Jazeera, France 24 et la BBC