(Buenos Aires) Une longue file se forme, un matin du mois de mars, le long d’un immeuble anonyme dans le quartier populaire de Constitución, dans le sud de la capitale argentine.

« Tous les jours, c’est comme ça. Il y a de plus en plus de monde », souligne Sergio Sanchez en faisant visiter la cuisine populaire dont il a la responsabilité.

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« Les gens commencent à faire la queue dès 8 h. Ils ont faim et certains sont parfois prêts à se battre pour de la nourriture », relève l’Argentin, qui circule entre les chaudrons fumants en échantillonnant les plats du jour.

L’organisation « ne refuse personne » en temps normal, relève M. Sanchez, qui s’alarme de voir l’aide gouvernementale s’étioler depuis quelques mois.

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Gisela, 38 ans, est venue chercher de la nourriture avec sa fille Valentina et sa petite-fille Ema.

Gisela, 38 ans, est venue ce jour-là avec sa fille Valentina et sa petite-fille Ema.

Quand elle a assez d’argent, elle évite de recourir à ces distributions gratuites de nourriture, mais les visites tendent à se multiplier par les temps qui courent.

« Les choses vont de mal en pis. Tout monte », note la femme, qui s’alarme du fait que le loyer du petit appartement qu’elle occupe avec sa famille augmente tous les trois mois.

  • Une file d’attente se forme devant la cuisine populaire du quartier de Constitución.

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    Une file d’attente se forme devant la cuisine populaire du quartier de Constitución.

  • Sergio Sanchez, qui chapeaute la cuisine populaire

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    Sergio Sanchez, qui chapeaute la cuisine populaire

  • Valeria Espindola, qui travaille comme bénévole à la cuisine populaire, connaît aussi sa part de difficultés économiques.

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    Valeria Espindola, qui travaille comme bénévole à la cuisine populaire, connaît aussi sa part de difficultés économiques.

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Bénévole à la cuisine populaire, Valeria Espindola ne cache pas qu’elle connaît aussi son lot de difficultés économiques.

« Ça devient très difficile de joindre les deux bouts. J’ai dû arrêter d’acheter certains aliments », souligne la mère de famille.

L’inflation, qui mine le pouvoir d’achat des Argentins, et les réformes mises en place depuis l’arrivée au pouvoir du président Javier Milei, à la mi-décembre, incluant une dévaluation de 50 % du peso, font en sorte que nombre de personnes sont incapables d’acheter même les denrées de base essentielles.

57 %

Proportion d’Argentins qui vivaient en janvier sous le seuil de la pauvreté de 765 $ US par mois. Il s’agit du plus haut pourcentage des 20 dernières années.

Le gouvernement – qui rejette la faute sur l’administration précédente pour l’importance de la crise – maintient que les efforts demandés aux Argentins sont nécessaires pour sortir de la crise actuelle et casser l’inflation, qui a atteint 276 % pour la période de 12 mois se terminant en février.

« Ils ont intérêt à faire vite, parce que trop de gens souffrent », ironise Mme Espindola.

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De jeunes Argentins reçoivent un repas à une cuisine populaire de Buenos Aires.

Son fils a voté pour Javier Milei. « Et maintenant, il le regrette. Il pensait que les choses iraient mieux, mais ce n’est pas le cas », dit-elle.

Le nouveau président, élu avec 56 % des voix au second tour de l’élection présidentielle, le 19 novembre, maintient qu’il n’a d’autre choix que de réduire les services et de diminuer radicalement la taille de l’État pour remettre l’économie du pays sur les rails après des décennies de gabegie.

Il a martelé le message en campagne électorale, en diffusant notamment une vidéo, devenue virale, dans laquelle on le voyait balancer agressivement par-dessus son épaule des étiquettes aimantées sur lesquelles figuraient les noms de tous les ministères. « Dehors ! », disait-il chaque fois.

Les gouvernements précédents liés au courant péroniste, du nom de l’ex-président Juan Perón, ont multiplié les promesses irresponsables pour s’assurer le soutien des classes populaires et ont massivement eu recours à l’impression de monnaie pour pallier le manque à gagner, favorisant une explosion des prix, accuse le nouveau président.

Avant d’être élu député en 2021, Javier Milei s’était fait connaître en multipliant les interventions musclées à la télévision comme commentateur économique. Il a transposé cette habitude dans la sphère politique en insultant copieusement ses détracteurs, évoquant l’existence d’une « caste » corrompue favorable au maintien d’une idéologie « socialiste » qu’il exècre.

Cette aversion de M. Milei, qui se définit comme un « anarcho-libertarien », va de pair avec sa conviction que l’État, décrit comme une « entité criminelle », doit être réduit à sa plus simple expression pour libérer les forces économiques du pays.

Le slogan « Vive la liberté, merde ! » revient régulièrement dans le fil X très nourri du politicien, un admirateur déclaré de l’ex-président américain Donald Trump.

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Donald Trump et Javier Milei lors de la Conservative Political Action Conference (CPAC) le 24 février dernier à National Harbor, au Maryland.

Lors d’un sommet de dirigeants conservateurs à Washington en février, le candidat républicain à l’élection présidentielle de novembre prochain a déclaré que Javier Milei était « MAGA » comme lui et qu’il réussirait à rendre à l’Argentine sa grandeur passée.

Comme nombre de dirigeants de la droite radicale européenne, le président argentin se pose en défenseur du « peuple » face à une élite supposément corrompue, et martèle l’importance de défendre la loi et l’ordre et les valeurs familiales traditionnelles.

Contrairement à ses homologues occidentaux, il n’accorde cependant pas beaucoup d’attention à la question de l’immigration, qui n’est pas un enjeu hautement sensible dans le pays.

Le politicien a déposé en décembre un décret étoffé prévoyant notamment une révision en profondeur des normes du travail – aujourd’hui contestée en cour –, une dérégulation des loyers, une réforme de la fiscalité et des mesures facilitant la privatisation de sociétés d’État.

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Manifestation à Buenos Aires, le 18 mars dernier, pour dénoncer le manque de nourriture aux cuisines populaires et les réformes économiques du président Javier Milei.

Il a introduit par la suite un projet de loi omnibus nécessaire pour formaliser plusieurs des mesures proposées, mais s’est buté, en raison du nombre limité de sièges de son parti, à une forte opposition qui l’a forcé à faire marche arrière sur plusieurs points.

Des milliers de postes dans la fonction publique ont néanmoins été supprimés et des organisations importantes, incluant la principale agence de presse du pays, ont vu leurs services interrompus, suscitant d’importantes protestations.

Les dirigeants d’organisations bénéficiant de l’aide de l’État marchent sur des œufs et sont tentés d’éviter les déclarations publiques trop critiques « pour ne pas donner prise à des représailles », a commenté une administratrice en demandant l’anonymat.

Cette intolérance envers la critique inquiète les défenseurs des droits de la personne, tout comme le fait que M. Milei a réclamé, sans succès, des pouvoirs exceptionnels devant permettre à l’exécutif de gérer le pays sans avoir à rendre de comptes au Parlement pendant au moins deux ans.

« Durant la campagne, il n’a jamais accepté de dire s’il croyait en la démocratie », relève Paula Litvachky, directrice du Centro de estudios legales y sociales (CELS).

Les interventions du gouvernement visant à réhabiliter les militaires qui ont tué des dizaines de milliers de personnes durant la dictature de 1976 à 1983 sont un autre signe préoccupant, relève la militante, qui ne croit pas pour autant possible un retour en arrière.

« Les Argentins ne l’accepteraient pas », souligne Mme Litvachky, qui juge les institutions démocratiques suffisamment solides pour résister à un tel assaut.

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Javier Milei

Un politicien « transparent »

Nombre de partisans de Javier Milei pensent qu’une purge s’impose dans les rangs politiques pour en finir avec les sympathisants péronistes qu’aime pourfendre leur maître à penser.

« Le Congrès doit être purifié », souligne Alexis Salinas, un militant qui a participé activement à la campagne en ligne du président.

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Alexis Salinas, qui a travaillé au sein de l’équipe de campagne de Javier Milei, estime que le politicien se distingue par son honnêteté.

Le nouveau chef d’État est « transparent » et « authentique » et tente, note le jeune homme, de faire ce qu’il a promis en campagne malgré les efforts de « blocage » de ses adversaires.

L’inflation mensuelle a reculé sous la barre des 10 % en mars et devrait, si la tendance se maintient, permettre au président et à son parti de faire bonne figure lors des élections de mi-mandat en 2026, avance M. Salinas.

L’évocation de l’authenticité du politicien revient souvent dans le discours des partisans de Javier Milei, tout comme la nécessité pour le pays de tenter une nouvelle approche pour sortir du marasme économique.

Facundo Cruz, un analyste politique, pense que le président risque de perdre rapidement sa marge de manœuvre politique s’il ne réussit pas à remplir ses engagements sur le plan de l’inflation et que l’économie s’essouffle sous le coup des compressions, faisant augmenter le chômage.

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Manifestation du syndicat des employés de l’État contre les coupes et les compressions proposées par Javier Milei, le 5 avril.

Les syndicats, qui dénoncent les compressions dans la fonction publique, ont déjà tenu une journée de grève en janvier à titre d’avertissement et promettent maintenant d’intensifier leurs actions en évoquant une grève générale.

« S’il n’a pas de résultats probants sur le plan économique dans les prochains mois et qu’il perd l’appui populaire, ça va devenir très difficile pour lui », note Mme Litvachky.