(Buenos Aires) La journée du 24 mars marque l’anniversaire du coup d’État qui a propulsé en 1976 à la tête de l’Argentine une junte militaire déterminée à purger le pays de tout élément « subversif ».

Comme le veut la tradition, des foules énormes ont convergé à cette occasion vers la place de Mai, près du siège du gouvernement, pour réclamer mémoire et justice pour les victimes de la dictature.

PHOTO MARC THIBODEAU, LA PRESSE

Figurines représentant les grands-mères de la place de Mai, lors de la manifestation du 24 mars

De nombreuses personnes brandissaient des affiches montrant des photos de « disparus » ou des t-shirts fustigeant les militaires. De larges marionnettes représentant les célèbres grands-mères qui manifestent depuis des années pour réclamer le retour de petits-enfants enlevés par les militaires figuraient en bonne place.

  • Manifestants le 24 mars à Buenos Aires

    PHOTO MARC THIBODEAU, LA PRESSE

    Manifestants le 24 mars à Buenos Aires

  • Manifestant déguisé en militaire. « Plus jamais », dit l’affiche.

    PHOTO MARC THIBODEAU, LA PRESSE

    Manifestant déguisé en militaire. « Plus jamais », dit l’affiche.

  • Des t-shirts artisanaux dénonçant le régime des militaires

    PHOTO MARC THIBODEAU, LA PRESSE

    Des t-shirts artisanaux dénonçant le régime des militaires

1/3
  •  
  •  
  •  

La vague d’enlèvements, de torture et d’assassinats qui a suivi l’arrivée au pouvoir des militaires a été décrite subséquemment par des organisations de défense des droits de la personne comme une forme de « terrorisme d’État » visant à étouffer toute revendication démocratique.

La dictature trouve néanmoins grâce aux yeux du nouveau président, Javier Milei, et de son entourage qui cherchent à mettre sur un pied d’égalité les actions violentes limitées de guérillas d’extrême gauche de l’époque et la répression tous azimuts qui a suivi.

L’occupant de la Casa Rosada a tourné le fer dans la plaie en diffusant le jour même de la manifestation de cette année une vidéo dans laquelle des intervenants contestaient le nombre de « disparus », estimé à près de 30 000.

Le document plaidait pour une justice « complète » en suggérant, à partir d’une citation de Milan Kundera, que les détracteurs de l’armée cherchaient sciemment à falsifier l’histoire.

PHOTO LUIS ROBAYO, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Au côté du président Javier Milei, la vice-présidente Victoria Villarruel participe à une cérémonie soulignant le 42e anniversaire de la guerre des Malouines – qui a opposé l’Argentine au Royaume-Uni en 1982 –, à Buenos Aires, le 2 avril.

La vice-présidente Victoria Villarruel, fille de colonel qui a défendu de nombreux militaires en justice, a publié une vidéo allant dans le même sens.

PHOTO MARC THIBODEAU, LA PRESSE

Vanesa Paludi, qui a perdu un cousin avocat durant la dictature, dénonce les tendances « négationnistes » du nouveau gouvernement argentin.

« C’est un gouvernement de négationnistes. Ils veulent faire croire que les terroristes d’État sont les victimes », a déclaré une des manifestantes, Vanesa Paludi, qui a perdu un cousin durant la répression.

« C’était un avocat du travail. Il a été enlevé et on ne l’a jamais revu », a relevé la femme de 52 ans, qui s’indigne du fait que des militaires ont voulu « retirer l’identité » des enfants de leurs victimes.

PHOTO MARC THIBODEAU, LA PRESSE

Un avion utilisé par les militaires pour précipiter leurs victimes du haut des airs à l’époque de la dictature est conservé dans un musée de Buenos Aires.

Les femmes enceintes étaient souvent gardées en vie pendant des mois pour mener leur grossesse à terme avant d’être tuées sans pitié, parfois en étant lancées des airs à partir d’un avion. Un appareil ayant servi à cette fin figure bien en vue dans une ancienne école militaire de la capitale transformée en musée.

Claudia Poblete n’apprécie pas non plus les efforts du gouvernement pour minimiser les exactions des militaires et juge leur discours dangereux.

Elle en veut pour preuve l’agression récente d’une femme militant pour la réunification d’enfants enlevés avec leur famille biologique. Les individus à l’origine de l’attaque ont écrit sur le mur un sigle renvoyant au slogan politique préféré du nouveau président : « Vive la liberté, merde ! » (Viva la libertad carajo !).

On ne peut pas dire que le gouvernement est lié à l’attaque, mais il favorise ce genre de chose par son discours.

Claudia Poblete

Mme Poblete a elle-même été enlevée en bas âge. Un policier l’a prise à sa mère, en promettant apparemment de la remettre à ses grands-parents, mais l’a plutôt confiée à un lieutenant-colonel et à sa femme.

PHOTO MARC THIBODEAU, LA PRESSE

Claudia Poblete devant une photo d’elle bébé dans les bras de sa mère biologique, tuée durant la dictature

« Ils m’ont élevée comme leur fille biologique », relève l’Argentine, qui a accepté de passer un test d’ADN à l’âge de 22 ans après avoir été avisée qu’une enquête était en cours à son sujet.

500

Nombre estimé d’enfants de militants tués qui ont été enlevés et remis à des familles liées au régime militaire

Source : l’organisation des grands-mères de la place de Mai

Le résultat a permis de confirmer hors de tout doute qu’elle était la fille de militants tués, relève Mme Poblete, qui a traversé une période de grande confusion suivie d’une énorme colère.

Le militaire l’ayant adoptée, qu’elle désigne aujourd’hui comme son « ravisseur », a été condamné à neuf ans de détention. Sa femme a écopé cinq ans.

« Ils n’ont jamais exprimé de remords. Ma mère m’a même demandé pourquoi c’était important pour moi qu’ils s’excusent. Ils se posent en victimes », note Mme Poblete, qui ne leur a pas adressé la parole depuis plus de 10 ans.

PHOTO MARC THIBODEAU, LA PRESSE

Les parents de Claudia Poblete, María del Carmen Moyano et Carlos Simón Poblete, ont été tués après avoir été arrêtés par les militaires.

« J’ai été victime d’un crime énorme qui a duré 22 ans. Ils ont menti tous les jours », indique la femme de 46 ans, qui ne sait toujours pas exactement comment sont morts ses parents biologiques.

Elle a constaté en s’intéressant aux échanges de sa fille de 15 ans avec ses amis que beaucoup d’Argentins de la nouvelle génération « ne connaissent pas l’histoire » et ne s’en préoccupent pas.

Ils risquent d’être manipulés, relève la militante, qui s’alarme de constater que le président Milei s’inspire des pratiques du passé en brandissant aujourd’hui une menace « communiste » largement imaginaire.

« Ils cherchent à créer un ennemi interne, comme à l’époque de la dictature, pour justifier ce qu’ils font », note Mme Poblete.

Le constat n’est pas de nature à troubler Javier Milei, qui a livré un nouveau plaidoyer en faveur de l’armée le 2 avril à l’occasion de la journée de commémoration de la guerre des Malouines, un autre évènement marquant de l’histoire du pays.

Selon l’Agence France-Presse, il a indiqué que « la politique », en référence aux élus péronistes, avait voulu « persécuter et humilier » les militaires pour leur faire oublier l’estime dont ils bénéficiaient antérieurement.

« Ce temps est révolu. Vous êtes motifs de fierté pour notre nation, et dans cette nouvelle Argentine, vous aurez le respect qui vous a été largement dénié », a-t-il noté.

Quarante ans de recherches

PHOTO MARC THIBODEAU, LA PRESSE

Image d’époque montrant les grands-mères de la place de Mai en train de manifester

La dictature s’est terminée en 1983, mais des victimes de la répression continuent d’être identifiées 40 ans plus tard. L’organisation des grands-mères de la place de Mai, qui bravait les militaires pour réclamer le retour des enfants enlevés à des militants arrêtés, a annoncé il y a quelques semaines la réunification d’un 137Argentin avec sa famille biologique. Une bonne part de ces dossiers aboutissent aujourd’hui grâce à une banque génétique dans laquelle sont conservés des échantillons d’ADN des familles qui cherchent à trouver un proche présumément enlevé et adopté par des militaires. La directrice de l’institution, Mariana Herrera Piñera, note que chaque personne identifiée comme un enfant kidnappé potentiel dans le cadre d’une enquête se voit proposer de donner un échantillon d’ADN. En cas de refus, elle peut être contrainte de le faire sur ordre d’un tribunal. « Beaucoup de gens n’ont aucun souvenir d’avoir été adoptés. Ils ont été élevés par des familles aimantes et c’est difficile pour eux d’accepter qu’on leur a menti. Avec le temps, ils comprennent que c’est un crime », souligne Mme Herrera Piñera.