Pour beaucoup d’Argentins, le dollar américain est le refuge ultime face à l’inflation, qui a atteint un sommet de 276 % pour la période de 12 mois se terminant en février.

Plutôt que de conserver des pesos argentins dont la valeur tend à baisser, limitant d’autant leur pouvoir d’achat, ils achètent des billets verts et les conservent fréquemment dans des coffrets de sûreté ou, de manière plus risquée, à leur résidence.

Le manque de confiance envers les banques, imputable notamment à la décision du gouvernement de geler le contenu des comptes lors d’une crise financière dramatique en 2001, encourage cette pratique.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Le recours au dollar est si répandu qu’on estime que près de 10 % des devises américaines en circulation dans le monde sont en Argentine, un total accumulé de plus de 200 milliards de dollars américains.

L’importance de la devise américaine n’est pas étrangère au fait que Javier Milei a évoqué en campagne la possibilité de l’adopter formellement en abandonnant le peso, un projet sur lequel il se fait actuellement discret.

Susana Spagarino, une femme de 84 ans, a appris à la dure il y a quelques années les risques inhérents au boycottage des banques lorsqu’un voleur l’a contactée pour lui signifier qu’il était urgent qu’elle convertisse les billets se trouvant chez elle.

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Dans une boutique à Buenos Aires, un tableau affiche les taux de change du moment pour les clients qui veulent régler leurs achats avec une devise étrangère.

Croyant avoir affaire à son neveu, elle a remis une somme de 10 000 $ US à un homme qui s’est présenté une dizaine de minutes plus tard à la porte.

« J’ai compris en le voyant repartir que je m’étais fait berner », relate Mme Spagarino, qui utilise aujourd’hui un coffret de sûreté pour conserver ses billets.

La vente et l’achat de dollars américains sont étroitement régulés par l’État, qui limite le retrait en banque à 200 $ US par mois.

Les restrictions en place représentent une occasion en or pour une armée de cambistes improvisés qui sollicitent les passants en répétant « Cambio ! Cambio ! » pour les amener à échanger des dollars ou des pesos en leur proposant des taux alléchants.

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Les Argentins se tournent vers le dollar américain pour tenter d’échapper à l’inflation, qui entraîne de multiples changements de prix.

Ce florissant marché noir se déroule parfois à proximité d’agents de la police, dans l’indifférence la plus complète, a pu constater La Presse en parcourant les rues du centre-ville de Buenos Aires.

Avant que le président Milei procède à une première dévaluation formelle faisant passer en décembre le cours officiel de 400 à 800 pesos par dollar, il existait une différence de près de 700 pesos avec le prix informel.

Emilia, une journaliste locale qui reçoit un salaire mensuel de près de 2000 $ US versés de l’étranger, doit régulièrement naviguer à travers une complexe série de transactions parce qu’elle ne peut déposer plus de 1000 $ par mois dans une banque sans être contrainte de convertir les sommes additionnelles en pesos au taux officiel.

« Je n’ai pas les moyens de perdre une part importante de mon salaire pour une histoire de taux de change », note la jeune femme, qui est payée par l’entremise d’une plateforme virtuelle établie aux États-Unis.

Elle fait ensuite appel à des intermédiaires locaux qui lui procurent des billets américains contre une commission.

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Des dollars américains cachés dans un livre.

« J’échange ensuite les billets avec des membres de ma famille ou de mon entourage lorsque j’ai besoin de pesos », souligne l’Argentine, qui leur fait signer de fausses factures pour pouvoir déclarer ses revenus.

Elle a eu la peur de sa vie au début de l’année lorsque la plateforme virtuelle qu’elle utilisait a été piratée.

Craignant pour son argent, elle a tout converti en dollars et loué un coffret de sûreté d’une firme spécialisée après avoir tenté en vain d’en obtenir un dans une banque, où les listes d’attente sont longues.

« Il peut contenir jusqu’à 200 000 $ US », souligne la jeune femme, qui juge épuisant de devoir se livrer à tant de contorsions pour pouvoir encaisser son salaire.

« Ce serait tellement mieux si je pouvais tout faire de manière normale », dit-elle.