On le sait, le printemps a la cote avec les grands mouvements de revendication. On peut penser au Printemps de Prague de 1968, au Printemps arabe de 2011 ou au printemps érable de 2012. Et s’il faut croire le vent qui souffle, nous voyons éclore les premiers bourgeons d’un printemps protestataire aux États-Unis.

Et cette fois, ce sont les universités d’élite du pays qui sont à l’avant-plan.

L’Université Columbia, campée dans Harlem à New York, est actuellement l’épicentre de cette révolte qui gronde depuis des mois, mais qui s’intensifie depuis une semaine.

Le 17 avril, la présidente de l’université a appelé la police de New York pour démanteler le camp d’occupation des manifestants étudiants qui dénoncent l’intervention militaire israélienne à Gaza et demandent à l’université privée, fort bien nantie, de retirer ses investissements dans les entreprises qui profitent au gouvernement de l’État hébreu et à son armée. Une centaine d’étudiants ont été arrêtés. On leur a reproché d’avoir « troublé l’ordre ».

Loin de calmer le jeu, l’intervention policière a jeté de l’huile sur le feu, braqué une partie des professeurs de l’université et fait remonter à la surface des souvenirs de la répression policière qui avait semé le chaos sur le campus en 1968, en plein cœur du mouvement contre la guerre du Viêtnam et pour les droits civils. Un mouvement qui a mené à des changements profonds au sein de la société américaine.

PHOTO C.S. MUNCY, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Policiers procédant à l’arrestation d’une manifestante propalestinienne sur le campus de l’Université Columbia, le 18 avril

En quelques jours, les tentes sont réapparues à Columbia et les manifestations se sont étendues à d’autres campus à travers le pays. Yale, l’Université de New York (NYU), Tufts, Emerson, Harvard, l’Université du Michigan et la célèbre Université de Californie à Berkeley, aussi connue pour son passé militant, sont du lot.

Devant les portes de Columbia – fermées à tous ceux qui n’ont pas une carte d’identité de l’université –, la rue s’en mêle aussi.

Et à travers le pays, deux camps creusent leurs tranchées chacun de leur côté. Un prônant l’ordre et la sécurité de tous, tout en dénonçant la teneur antisémite de certains propos. L’autre défendant le droit à la libre expression et à la dissension devant l’appui quasi inébranlable du gouvernement américain à l’intervention israélienne qui a fait plus de 34 000 morts, selon les services de santé de Gaza.

Deux camps qui ont de la difficulté à se parler et à s’entendre.

Professeure à l’École d’affaires internationales et publiques (SIPA) de Columbia, Hagar Chemali note que certains slogans utilisés aujourd’hui n’ont rien à voir avec ceux qu’elle entendait alors qu’elle était étudiante dans la même université et que la deuxième intifada battait son plein au Proche-Orient.

« Déjà, à mon époque, j’étais horrifiée par les manifestations et la polarisation qui les accompagnait, mais jamais ce n’est devenu tellement grave que nous ne pouvions continuer nos études. Jamais on n’a parlé d’étudiants à qui on a enlevé leur yarmaka [coiffe juive] ou brûlé le drapeau qu’ils tenaient », m’a-t-elle dit mercredi, jointe à New York. « Il y a des mots – comme apartheid et génocide – qui sont complètement normalisés et qu’on n’aurait jamais entendus avant », fait-elle valoir.

PHOTO USA TODAY NETWORK, FOURNIE PAR REUTERS

Affrontement entre policiers et manifestants propalestiniens à l’Université du Texas, à Austin, mercredi

Par ailleurs, celle qui a longtemps travaillé dans les cercles de la sécurité nationale à Washington perçoit que la classe politique américaine ne ressent pas du tout la même urgence à l’égard de la situation dans la bande de Gaza qu’au sein des rangs universitaires. À Washington, dit-elle, on pense qu’il y a de plus grandes menaces à la sécurité nationale du côté de la Chine et de la Russie. Les manifestants, eux, ont l’impression d’être devant un nouveau Viêtnam, un conflit qui met en cause la moralité de leur pays.

« Ce que j’espère, c’est qu’avec la fin de l’année universitaire, les campus vont être en dormance cet été et ça va se calmer », dit Hagar Chemali.

C’est un scénario possible, mais ce n’est pas le seul.

Si le passé est garant de l’avenir, le chaud printemps de Columbia pourrait se transformer en été brûlant.

Pendant la guerre du Viêtnam, les campus ont été les bougies d’allumage du mouvement antiguerre – l’Université du Michigan en tête –, mais les manifestations se sont vite répandues dans les grandes villes et se sont invitées dans la campagne à la Maison-Blanche.

« La convention démocrate de Chicago qui aura lieu cet été pourrait ressembler à celle de 1968 qui était dans la même ville. Le mouvement antiguerre y a fait beaucoup de bruit. Ce qui se passe à l’Université Columbia, c’est peut-être le début de quelque chose qui pourrait s’imposer dans la campagne électorale jusqu’en novembre », croit Frédérick Gagnon, professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), où il est aussi notamment directeur de l’Observatoire sur les États-Unis. Je l’ai joint alors qu’il venait de participer à une conférence de l’Université Columbia sur les élections américaines à venir, mais tenue à l’extérieur du campus.

L’actualité – à Washington et au Proche-Orient – sera l’autre facteur qui déterminera si le mouvement étudiant s’éteint ou se transforme en brasier.

Si on se fie à la journée d’hier – au cours de laquelle Joe Biden a parlé d’un « grand moment pour la paix » en annonçant que son gouvernement peut enfin débloquer 26,4 milliards d’aide pour Israël en plus d’aide à l’Ukraine et à Taïwan –, on n’est pas sorti de la zone d’embrasement.