(Portland) Tout ceci aurait pu très, très mal virer.

Jeudi matin, la police avait évacué la bibliothèque de l’Université d’État de Portland (PSU). Une cinquantaine de personnes l’occupaient depuis six jours. Bilan : 12 arrestations, dont une minorité d’étudiants. Les autres avaient fui en courant.

Quand je suis arrivé, la police avait installé un périmètre de sécurité et barricadé la bibliothèque, couverte de graffitis. Une centaine de manifestants lui faisaient face, scandaient des slogans. Un deuxième cercle de sympathisants étaient là pour voir ce qui allait se passer. Et il ne se passait rien.

Mais vers 16 h, une Camry blanche a fait irruption sur une voie piétonne. Elle avançait vers les étudiants. Après un dernier coup d’accélérateur, elle s’est arrêtée. Le chauffeur est sorti de l’auto avec une bombonne de poivre de cayenne et en a fait partir un nuage, pendant que la foule se ruait sur lui.

Pendant que les policiers allaient l’arrêter plus loin, les manifestants masqués ont complètement détruit la voiture, l’ont couverte de graffitis propalestiniens.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

La voiture de l’homme qui a voulu foncer sur les manifestants a été détruite.

Le type a été examiné en psychiatrie, aux dernières nouvelles.

On était à un coup d’accélérateur d’une mort sur un campus américain.

« Il faut avouer qu’on a une réputation, à Portland », me dit Ryan, qui observe la rangée de policiers antiémeutes face aux manifestants.

Oui, Portland, Oregon, la ville progressiste par excellence, laboratoire urbain et social nord-américain, a toute une réputation. Notamment d’être une sorte de capitale des manifs. Celles qui ont suivi la mort violente de George Floyd ont duré plus de 100 jours consécutifs, ici.

Comparée aux campements qui ont poussé ailleurs, et à l’échelle de Portland, donc, la brève occupation de la bibliothèque du campus de l’Université d’État n’est pas une grosse affaire. C’est quand même un condensé de tout le débat national, sauce portlandienne. C’est-à-dire cette touche d’étrangeté que la ville aime cultiver comme une signature. « Keep Portland Weird », dit un t-shirt.

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Rod Such, éditeur retraité et membre de Jewish Voice for Peace

Le premier que j’ai rencontré s’appelait Rod Such, un éditeur retraité de 78 ans membre de Jewish Voice for Peace. En ajustant son keffieh, il me raconte avec un brin de nostalgie dans l’œil avoir couvert comme jeune journaliste les manifs contre la guerre du Viêtnam à l’Université Columbia, en 1968. « Les démocrates n’ont pas appris leur leçon, mais cette génération a compris. Il n’y a rien d’extrémiste à exiger l’égalité, et à protester contre l’apartheid en Israël. »

On ne peut aller dans aucune ville américaine sans voir une manifestation étudiante pour dénoncer Israël. Mais la comparaison avec les années Viêtnam a ses limites. Les étudiants protestaient contre une opération militaire de leur propre gouvernement, en 1968. Et c’est précisément cette génération qui était conscrite pour faire une guerre immorale.

En 2024, c’est la politique de soutien militaire à Israël qui est dénoncée. La similitude est qu’une partie de la jeunesse étudiante prend ses distances d’un président démocrate à cause de cela.

Mais qu’est-ce que la sympathique Université d’État de l’Oregon peut y faire ?

« L’Université doit couper ses liens avec Boeing », me dit Silver, une des organisatrices, masquée pour ne pas être identifiée par la police. L’avionneur de Seattle fabrique de l’équipement militaire utilisé par l’armée israélienne. Elle cite le cas de l’Université Brown, qui a négocié la levée du campement en échange d’une recommandation de désinvestissement.

 « Mais comment réagir quand vous faites un graffiti “gloire aux martyrs”, qui pourrait être écrit par le Hamas ?

— Pour nous, les martyrs sont les enfants, les femmes, les civils tués à Gaza.

— Et les otages, vous n’en parlez pas ?

— Ce serait formidable s’ils étaient libérés, mais le gouvernement Nétanyahou s’en fout. Il y en a qui ont fait chabbat d’ailleurs. »

Derrière le premier cercle de manifestants, il y a les sympathisants. Et derrière les sympathisants, il y a les observateurs.

Une étudiante masquée engueule les policiers et leur dit de partir. Andrew Olson, un étudiant en musique de 18 ans, lui répond qu’on ne peut pas abandonner son travail comme ça. Que la police est nécessaire. Un type avec un chapeau de cowboy, qui cherche quelqu’un à engueuler, vient l’apostropher, pensant avoir affaire à un des occupants de la bibliothèque.

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Cordon de manifestants sur le campus de l’Université d’État de Portland

Puis, un diplômé de 1980 avec son t-shirt de l’équipe de lutte arrive avec son porte-voix pour enterrer les manifestants. Il parle de l’Iran de Khomeini, qui a kidnappé les diplomates américains en 1979. Un étudiant masqué lui dit : ils n’étaient que quelques dizaines, tandis qu’il y a 40 000 morts à Gaza. Le lutteur est furieux. Les gens crient autour.

Par hasard, la journaliste israélienne Meirav Moran, du quotidien de gauche Haaretz, est ici. Je dis par hasard, dans le sens qu’elle n’est pas venue à Portland pour la manif, mais pour parler des sans-abri. Elle est renversée de ce qu’elle lit et entend. « Les opinions, c’est OK, ils sont jeunes, je trouve qu’ils ont tous bon cœur. Mais je leur pose des questions sur Israël, ils n’ont aucune idée des faits. Je leur demande : Palestine du fleuve à la mer, c’est quoi ? Ils ne savent pas quelle mer. L’un m’a dit : les juifs pourraient retourner aux États-Unis… »

Sans avoir fait de sondage, il est assez évident que l’étudiant moyen est tout pour le droit de manifester, mais décroche quand on endommage son université.

Finn et Luke sont entrés dans la bibliothèque mardi, juste pour voir. Car les manifestants prétendaient que la bibliothèque était encore ouverte à tous.

« Premièrement, dit Luke, il y en a beaucoup qui ne sont clairement pas des étudiants. Ils ont fait des graffitis partout, les ordinateurs sont détruits. Ils ont démonté des tables et des chaises pour faire une barricade. Ils vont perdre beaucoup d’appui. »

« Je suis sensible à la cause, mais ça devient contre-productif si tu détruis les installations publiques », dit Will Francis, venu avec deux amis. « Ça n’est plus pacifique. »

Hubert Thériault, un Québécois de 20 ans membre de l’équipe de tennis, passe avec sa copine Nika Beukers, qui tient ses raquettes.

« Juste à regarder, on voit que c’est pas juste des étudiants. Mais on est un peu en dehors de ça : dans l’équipe il y a un Italien, un Serbe, etc. Un des gars est surtout agacé de devoir laver ses caleçons dans sa résidence parce que son linge est dans un pavillon fermé depuis trois jours… »

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Le Québécois Hubert Thériault et sa copine néerlandaise Nika Beukers, membres de l’équipe de tennis de PSU

Le Québec, c’est libéral, mais Portland, c’est ultra, ultra, ultra libéral, au point où c’est mal vu de ne pas être aussi progressiste ».

Hubert Thériault, membre de l’équipe de tennis de PSU

Justement, la ville qui a poussé au maximum nord-américain la tolérance pour la dissidence veut envoyer un nouveau message au reste du pays : on n’est pas si flyés que vous pensez. Il n’était pas question de laisser aller les choses plus longtemps. Le maire (démocrate, bien sûr) de la très progressiste ville de Portland, Ted Wheeler, a tiré un trait dès qu’il y a eu intrusion et un peu de casse. Le maire Wheeler donne depuis un an un sérieux coup de barre, question sécurité publique – j’y reviendrai.

Vendredi matin, la bibliothèque était barricadée, mais pour le nettoyage. Les graffitis avaient presque tous disparu.

Portland reste tout de même Portland.

  • Un homme est venu lire au milieu des manifestants.

    PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

    Un homme est venu lire au milieu des manifestants.

  • Le révérend Aric Clark est venu soutenir les manifestants.

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    Le révérend Aric Clark est venu soutenir les manifestants.

  • Bam montre sa blessure à la main.

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    Bam montre sa blessure à la main.

  • Greg Nagle

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    Greg Nagle

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Il y a un type soucieux de saines habitudes avec un t-shirt « fumez un poulet, pas du fentanyl ».

Il y a un type assis par terre en train de faire semblant de lire un livre en hébreu et en allemand. « C’est la meilleure façon d’apprendre, mais je ne comprends pas encore. »

Il y a le révérend Aric Clark, venu admirer l’engagement de la jeunesse. « C’est parfois désordonné, mais ils apprennent. »

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Des adeptes de planche à roulettes sont venus essayer des rampes éphémères sur le campus de l’Université d’État de Portland.

Il y a tout d’un coup 10 skaters arrivant du parc d’à côté avec leur haut-parleur, pour profiter des planches de bois couchées sur les escaliers. Les manifestants regardent le spectacle.

Il y a Bam, un gars qui ne manque aucune manifestation depuis celles contre la guerre en Irak, il y a 20 ans. Il surveille la brutalité policière. Il me montre un pansement à la main : il s’est blessé en tombant quand la police a évacué.

Il y a aussi Greg Nagle, 49 ans, qui regarde la scène, attendri. Sa fille est venue soutenir les manifestants.

« J’aime ma ville, elle est passionnée, elle a de la compassion et si elle va parfois dans les extrêmes, on finit par trouver un terrain d’entente de temps en temps… »

« L’ordre devait prévaloir », lance Joe Biden

Le mouvement étudiant contre l’offensive israélienne dans la bande de Gaza continue de s’étendre à travers le monde, alors que le président américain, après deux semaines de silence, a appelé à un retour à l’ordre. À six mois de la présidentielle, Joe Biden a pris la parole sur ce thème susceptible de plomber sa campagne pour affirmer jeudi que « l’ordre devait prévaloir ». Cette déclaration intervient après une série de démantèlements manu militari par la police de campements propalestiniens, le dernier en date à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA). À l’échelle du pays, près de 2000 personnes ont été interpellées, selon un bilan établi par plusieurs médias américains. « Nous ne sommes pas un pays autoritaire qui réduit les gens au silence », a néanmoins assuré Biden lors d’une courte allocution.

Agence France-Presse