L’affiche est intrigante. Qu’est-ce que cette « fête Lafayette » ? On parle bien sûr du Français le plus célèbre aux États-Unis, dont le nom est inscrit dans toutes les villes : rues, comtés, écoles, quand ce n’est pas la ville elle-même – plus de 75.

J’entre dans Anderson House, un manoir beaux-arts, siège de l’Institut de la révolution américaine, avenue du Massachusetts. Elle n’est sur aucune liste de « musées à voir à Washington », une ville où les risques d’intoxication muséale sont élevés. Mais c’est ici que commencent ce printemps les célébrations de cette fête qu’on fera au bon marquis toute l’année dans plusieurs États.

Car si La Fayette a vécu deux révolutions, il a préféré l’américaine. En retour, sa figure héroïque est encore célébrée par les Américains, tandis qu’il est relégué au rang poussiéreux des personnages secondaires en France.

Cette année marque le bicentenaire d’une improbable tournée triomphale de La Fayette dans chacun des 24 États que l’Union comptait en 1824, où des milliers de personnes sont venues voir le personnage légendaire. D’où la fête. Elle ne commémore pas seulement le militaire, mais surtout l’humaniste.

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George Washington, premier président des États-Unis

Ce qui est peut-être le plus remarquable de cette toute petite exposition, ce sont les lettres que La Fayette a écrites à George Washington, son « deuxième père », pour promouvoir la fin de l’esclavage.

« Il disait à Washington que l’Histoire le jugerait mieux, et qu’il serait encore plus admiré s’il libérait les esclaves – à commencer par les siens », me dit Chuck Schwam, directeur des American Friends of Lafayette.

« Ce que j’admire le plus chez lui, c’est son engagement pour les droits de la personne. »

À la fin de l’année 1776, quand la nouvelle de la Déclaration d’indépendance américaine parvient à Paris, La Fayette a 19 ans. « Mon cœur fut enrôlé, et je ne songeai qu’à joindre mes drapeaux », écrit-il dans ses mémoires.

Ce n’est pas tant la cause américaine qui l’excite, mais l’idée de combattre les Anglais (qui ont tué son père à la guerre). Il ne cache pas un « enthousiasme pour les anecdotes glorieuses » et l’ambition « de courir le monde pour chercher de la réputation ».

Son plan a bien fonctionné…

La Fayette n’a aucune expérience militaire, et il échoue à convaincre le roi de France de financer son projet. Qu’importe : il est un des hommes les plus riches de France. Il affrète lui-même un vaisseau et débarque en Caroline du Sud, pur inconnu, pour prendre la route vers Philadelphie, la capitale.

« Il y avait déjà plusieurs mercenaires français qui combattaient pour les Américains, et, au départ, Washington était méfiant. Il y avait assez de gens venus pour l’argent et il avait dit au Congrès d’arrêter de lui en envoyer. Mais Benjamin Franklin a été tellement impressionné par son enthousiasme qu’il a bien vu qu’il ne venait pas pour l’argent. Il a convaincu Washington. »

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Représentation des forces anglaises se rendant aux forces américaines et françaises après la bataille de Yorktown, en 1781

Rapidement, Washington, qui n’avait pas de fils, s’est pris d’affection pour le jeune homme, et l’a nommé aide de camp. Jusqu’à la fin de la guerre, en 1783, La Fayette s’est vu confier plusieurs missions – dont celle, avortée, de se rendre à Montréal en hiver rallier les « Canadiens ». Les historiens lui reconnaissent un rôle important dans plusieurs batailles, dont celle de Yorktown, considérée comme décisive, en 1781. À ce moment, le roi Louis XVI avait aidé à financer massivement la guerre, évidemment pas pour promouvoir les idées républicaines, mais pour affaiblir l’Angleterre en Amérique du Nord.

De retour en France, La Fayette était aux premières loges de la révolution suivante. Il a rédigé une première version (non retenue) de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, largement inspirée de celle des États-Unis, avec l’aide de Thomas Jefferson.

Tandis qu’il plaidait en France sans succès pour une monarchie constitutionnelle à l’anglaise, Washington, de son côté, apprenait avec effroi qu’on guillotinait à qui mieux mieux, et n’aimait pas du tout l’allure de cette nouvelle république. La Fayette a été écarté des cercles du pouvoir sous Napoléon et sans rôle majeur pendant les restaurations.

L’amitié entre lui et le premier président ne s’est jamais démentie. La Fayette a d’ailleurs nommé son fils George Washington Lafayette. « Peu de gens à part La Fayette ont réussi à percer le vernis derrière lequel Washington se préservait », dit Chuck Schwam.

Gilbert du Motier de La Fayette a 66 ans quand James Monroe, le cinquième président, l’invite à faire une tournée de reconnaissance pour lui montrer l’effervescence de ce pays qui n’a pas encore 50 ans.

La Fayette débarque à New York le 15 août 1824. « Il pense demeurer 12 semaines aux États-Unis, mais il a tant de succès qu’il est resté 13 mois ! New York à l’époque compte 120 000 personnes, mais 80 000 personnes sont venues le voir ! »

Même en divisant les chiffres par deux ou trois, c’est une sorte de triomphe.

Dans l’année qui vient, il ira dans toutes les villes, et constatera que l’esclavage trahit les idéaux de la Constitution. Il rencontrera les présidents John Adams et Thomas Jefferson, lui-même esclavagiste – et père de plusieurs enfants avec une femme dont il était « propriétaire ». Il en ressortira très déçu de voir que l’abolition, pour laquelle il milite activement en Europe depuis 40 ans, n’est pas le moindrement à l’ordre du jour en Amérique.

« Je n’aurais jamais sorti mon épée pour la cause de l’Amérique si j’avais su que j’aiderais à fonder un État esclavagiste », a-t-il dit à Thomas Clarkson, un abolitionniste anglais.

Dans une lettre à Washington, 40 ans plus tôt, La Fayette avait proposé un projet d’émancipation qui consistait à prouver qu’une agriculture où les ouvriers sont libres et rémunérés était rentable. Washington a évité le sujet. Mais La Fayette l’a réalisé : il a acheté une terre en Guyane française et y a embauché 70 ouvriers afro-descendants qu’il a affranchis. Frederick Douglass le considérait comme un abolitionniste véritable – à travers le lot de plusieurs opportunistes de la cause.

Sa profonde déception ne l’empêchait pas d’aimer le nouveau pays.

Un témoignage se trouve dans l’ancienne maison de George Washington, à Mount Vernon. C’est là, et non en France, qu’on peut voir la clé de la Bastille. La Fayette l’avait récupérée au premier jour de la Révolution française, et remise à son père spirituel, symbole de libération dans les deux pays.

Pourquoi commémorer cette tournée de La Fayette, 200 ans plus tard ?

« Parce que nous avons encore du travail à faire, dit M. Schwam. Ce monde d’égalité auquel il rêvait n’est pas encore réalisé. »

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