(Toronto) L’homme de 53 ans appuie ses bras de rugbyman sur la table du restaurant de Toronto où je réussis à le rencontrer. Il commande un Coke diète.

Son regard bleu est intense et grave. Car l’heure est intense et grave.

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Steve Schmidt, ex-stratège républicain et fondateur du Lincoln Project, rencontré par notre chroniqueur

Si les élections avaient lieu demain, Trump gagnerait. Et ce serait la faute de Joe Biden, le seul candidat démocrate qui pouvait perdre contre Trump.

Steve Schmidt, ex-stratège républicain

Steve Schmidt a longtemps été un stratège républicain au plus haut niveau. Il s’est donné comme mission il y a six ans de faire battre Donald Trump.

Avant de déchirer sa carte du Parti républicain, Steve Schmidt avait pourtant fait ses preuves comme conservateur.

Il a été pendant trois décennies un ultime insider du Parti républicain. Conseiller auprès de George W. Bush à la Maison-Blanche quand le président tentait de pousser la Cour suprême vers la droite, en nommant le juge en chef John Roberts et le juge Samuel Alito. Organisateur de la campagne de John McCain contre Barack Obama, en 2008, il l’a convaincu de choisir la populiste Sarah Palin comme colistière pour secouer sa campagne. (Une « terrible erreur », de son propre aveu, que les McCain ne lui ont jamais pardonnée.) 

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Le candidat républicain à la présidence John McCain et sa colistière Sarah Palin, en 2008

Aussi sa rupture spectaculaire et très publique avec le parti de Donald Trump, en 2018, a-t-elle été un coup de tonnerre. En 2020, avec trois autres républicains, il a fondé le Lincoln Project, un comité d’action politique qui a récolté près de 100 millions de dollars et lancé une campagne publicitaire et politique hyper agressive contre Trump sur les réseaux sociaux.

« Joe Biden m’a appelé après son élection et m’a dit que sans nous, il n’aurait pas gagné », affirme le stratège.

Il croyait la carrière politique de Trump terminée après ses défaites et l’insurrection du 6 janvier 2021. Mais le revoici, plus fort que jamais.

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Donald Trump lors d’un discours en février dernier

« Depuis trois ans, il y a des centaines de déclarations de gens à la Maison-Blanche qui disent : Nous voulons que Trump soit candidat ! Ils disent pourtant que Trump est la plus grande menace à la démocratie. Je vais parler le “New Jersey” un instant : “Eille, fucking stupid, si ton plan marche, ça veut dire quoi ?” Trump est encore à un pas du bureau Ovale. Alors Trump, c’est une menace ou un outil de promotion pour Biden ? Les gens à la Maison-Blanche sont les premiers responsables de la survie politique de Trump. Il fallait lui permettre de survivre et de menacer la république à nouveau pour aider Biden. »

Mais les dés sont jetés. Biden a ce qu’il veut. Il aura mis en péril la paix et la prospérité de ce pays à 82 ans. Pour satisfaire son ego. Il joue au poker et il a tout misé.

Steve Schmidt, ex-stratège républicain

« Si Biden perd, il y aura une conséquence catastrophique pour le pays et pour le monde entier. Et Biden deviendra le deuxième pire président de l’histoire. Le pire étant Trump, qui a réussi à détrôner James Buchanan [1857-1861, à qui l’on attribue la responsabilité de la guerre de Sécession]. »

Comment Trump a-t-il survécu ?

« Devenir adulte, c’est être capable d’entretenir des pensées contradictoires dans son cerveau, me dit-il. Voici la contradiction que 99,9 % des correspondants à la Maison-Blanche ne comprennent pas : Trump est le menteur le plus prolifique que le pays ait connu. Mais il est aussi le plus honnête que nous ayons jamais eu.

 — Ah bon ?

— Regardez-le. Il n’a aucun rédacteur de discours. Il n’a pas d’artifice. Il n’a pas de filtre. Il est. Il est exactement ce qu’il paraît être.

Regardez ces manifestations dans les universités. Avec ma deuxième femme, nous avons à nous deux cinq enfants à l’université. Si l’un d’eux, qui est en deuxième année, est expulsé de Columbia pour avoir participé à l’“intifada”, on est déjà engagés pour 200 000 $. Ça, c’est comme parents. OK. Politiquement, maintenant. Ce sont ces étudiants que Joe Biden demande aux cols bleus américains de subventionner en remboursant leurs foutus prêts étudiants ?

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Le président Joe Biden lors d’un discours à Washington, vendredi

L’an dernier, j’ai travaillé un peu pour Tim Ryan [représentant démocrate en Ohio]. On roulait le long de la rivière Ohio. Il y avait toutes ces petites villes, comme sorties d’un film, figées dans le temps, et partout des affiches : “Faillite, appelez tel numéro”. Je lui ai demandé : “En passant, ça coûte combien, déjà, votre programme de remboursement des prêts étudiants ? Trois cents milliards. Trois cents fucking milliards. Êtes-vous malades ? Est-ce que quelqu’un dans votre foutu parti sait que la majorité des Américains n’iront jamais à l’université ?”

Quand Trump parle de ça, il coupe la bullshit. Si ces occupations de campus et ces manifestations deviennent assez grosses, je vais vous dire la réponse de la société : Trump ! »

Steve Schmidt fait une analogie avec l’Allemagne des années 1930, où les modérés avaient disparu politiquement.

« Chaque soir, sur Fox News, vous avez ces images de gens qui entrent dans les magasins et volent tout ce qu’ils trouvent à San Francisco ou Portland. Personne n’a plus profité à Trump que ces procureurs [progressistes] débiles à San Francisco ou en Oregon. Une grande partie du pays est convaincue que Portland est foutu. Pour eux, c’est Nagasaki !

« Il n’y a pas d’appui dans ce pays pour le désordre. Si tu comprends les États-Unis, le pays en Europe qui ressemble le plus aux États-Unis, ce n’est pas l’Angleterre, c’est l’Allemagne. En Allemagne comme aux États-Unis, il n’y a aucune chance qu’une révolution de gauche survienne. Zéro. »

Mais la menace, ou l’illusion d’une menace, d’une révolution de gauche, communiste, c’est tout ce qu’il faut pour créer un État fasciste. C’est le mécanisme de défense naturel. Les globules blancs politiques.

Steve Schmidt, ex-stratège républicain

Les républicains trumpistes forment maintenant un « parti fasciste », dit-il, qui aspire au pouvoir sans entraves. « Beaucoup de gens regardent les démocrates de l’autre côté et disent : C’est un parti de weirdos. La déficience du Parti démocrate est inscrite dans les enjeux de guerre culturelle. Du wokisme. Quand mon père de 78 ans au New Jersey entend parler de privilège blanc, lui qui est parti de rien, vous venez de le perdre. »

L’autre analogie avec la montée du fascisme, c’est l’atmosphère sourde de violence. Devenu un des plus virulents adversaires de Trump, Schmidt a été la cible d’attaques répétées dans les médias de droite, où son nom était accolé au mot « disgrâce ». Fox News a montré sa maison – somptueuse – en Utah, laissant entendre qu’elle avait été financée avec l’argent du Lincoln Project (un article de l’Associated Press a mis en doute la gestion des fonds, mais rien d’illégal n’a été avancé). Des agents du FBI sont venus l’avertir qu’il était sur la liste du MAGA bomber, un type condamné à 20 ans de pénitencier pour avoir envoyé des colis piégés à 13 adversaires notoires de Trump. Il s’est mis à recevoir des dizaines de boîtes d’« excréments humains », des menaces incessantes.

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John McCain et Steve Schmidt sortent de l’avion de campagne, en 2008.

« J’ai travaillé au plus haut niveau possible en politique américaine. Personne ne recevait de menaces. Et tout d’un coup, tout le monde est menacé…

« L’Américain moyen ressent-il l’effet glaçant des menaces ? Non. Mais ça viendra. C’est une contagion qui se répand. »

Il cite la gouverneure du Dakota du Sud, Kristi Noem, qui aspire à être colistière de Trump. Dans un livre récemment publié, elle raconte comment elle a abattu son chien avec un .12. « Certains disent que c’était stupide de raconter ça, mais pourquoi elle l’a fait ? Parce qu’il y a une portion de l’électorat qui carbure à la cruauté.

« La montée du mouvement fasciste historiquement a correspondu en degré avec les menaces et la violence, parce que c’est un mouvement fondamentalement violent. »

Il est question de sauver la démocratie, mais pour des millions de personnes, les États-Unis ne sont pas une démocratie fonctionnelle, dit Schmidt.

« Si vous faites partie des 40 % qui n’ont pas 400 $ en banque en cas d’urgence, vous n’êtes pas en démocratie parce que vous n’avez aucune autonomie. Vous êtes à une contravention d’une catastrophe. Sans parler d’une jambe fracturée.

« Prenez l’histoire de cette femme noire en Ohio. Britanny Watts, 27 ans. Enceinte de 25 semaines. Elle a des saignements. Se rend à l’hôpital. Attend huit heures. Ils ne la reçoivent pas. Elle repart. Revient le lendemain. Ils ne la reçoivent pas. Elle fait une fausse couche. Elle a dépassé 26 semaines. Elle est accusée de mutilation de cadavre [accusations non retenues par un grand jury en janvier]. Est-ce qu’elle vit en démocratie ? »

Trump n’est pas si compliqué à comprendre, avance-t-il.

« C’est le plus grand philosophe du fuckyouisme. Ça a son origine dans ce petit cercle qui inclut Manhattan, Queens, le nord du New Jersey et Philadelphie. »

Trump est l’archétype du gars qui gueule au bout du bar. Il engage des gens pour ne pas payer d’impôts, comme tous les gens riches, mais lui, il s’en vante. Façon de dire : Je suis un crook, mais je suis honnête à ce sujet.

Steve Schmidt, ex-stratège républicain

« La confiance dans toutes les institutions imaginables s’est effondrée, mais Trump ne déçoit jamais. Il a bien pénétré la conscience du pays. Prenez l’OTAN. C’est extrêmement simple. Il ment, mais quand même, le message passe : pourquoi on paie pour les autres ? Le Canada ne peut même pas déployer un bataillon en Haïti.

« Pendant ce temps, le président polonais dit à l’OTAN : Mettez les armes nucléaires en Pologne, s’il vous plaît. Tout le monde vivant dans un pays libre devrait comprendre ce que ça veut dire. Voir le danger. L’armée russe a un demi-million de pertes, mais elle continue. Le Canada et les USA sont plus loin, mais si la guerre s’étend au-delà, si l’Ukraine perd, de jeunes Canadiens et Américains vont mourir. »

Le discours semble désespéré. Il ne l’est pas. « Fataliste », nuance-t-il.

« Il n’y a pas de meilleur moment pour être en vie que maintenant. On vit une époque de paix et de prospérité historiquement sans précédent.

« La grande majorité des Américains n’ont aucune connexion avec les idéaux de ce pays, son histoire. Ils ne voient pas la ligne fine qui sépare un siècle de noirceur de la liberté. Le simple fait que tant de gens considèrent notre époque comme la pire montre qu’ils ont été immunisés contre la souffrance, les épreuves, la difficulté, qui est l’état du monde par défaut. »

Il faudrait, cet automne, pour défaire Trump, un John Kennedy, dit-il. Et il y en a.

« De quoi parlait Kennedy ? D’ambition. D’amélioration. Il était si fort qu’il a inspiré des gens qui n’étaient pas d’accord avec lui, comme Dick Cheney. Il a réussi à les convaincre de s’impliquer. Si Trump gagne, ça va tuer le Parti démocrate et il y aura un candidat indépendant dans quatre ans. »

À part sa lettre quotidienne, « The Warning », et ses interventions sur Substack, Schmidt n’a pas encore décidé comment il s’impliquera dans l’élection. Mais il n’a pas l’intention d’être un simple observateur.

« Je sais seulement que Biden a besoin d’aide. »