Chaque dimanche, notre correspondant à Washington nous raconte une tranche de vie de la société américaine.

(Washington) Le dimanche quand je suis Washington, je vais faire un tour à l’église baptiste de Shiloh, à deux coins de rue de chez moi. Je ne me lève même plus quand on demande aux visiteurs de se manifester pour être salués. Hé, je suis du quartier…

« Nous recevons le révérend Thomas Bowen pour le sermon, a annoncé le pasteur Wallace Charles Smith. Comme vous savez, il travaille maintenant à la Maison-Blanche, alors si vous avez des messages pour M. Biden, vous n’avez qu’à venir le voir après… »

Thomas Bowen, qui est « ministre de la Justice sociale » à Shiloh, est bien connu à Washington. Il a longtemps été conseiller du maire pour les « affaires afro-américaines » et les enjeux spirituels. Depuis deux mois, il travaille comme « conseiller principal en engagement communautaire » auprès du président des États-Unis.

Les chemins de la justice sont parfois difficiles à suivre, et Dieu travaille d’une manière mystérieuse, a-t-il dit aux 250 personnes assemblées dans cette église historique.

Voici la parabole moderne que le révérend Bowen nous a racontée.

Il y a 35 ans, a-t-il commencé, cinq jeunes Afro-Américains ont été arrêtés pour le viol d’une joggeuse dans Central Park, à New York. Un crime qui a choqué tout le pays. Sans attendre la preuve, sans attendre le procès, un homme a acheté une pleine page de publicité dans un journal de New York…

Thomas Bowen n’a pas besoin de le nommer. Tout le monde ici sait qu’il parle de Donald Trump.

Les cinq adolescents ont tous été condamnés à de lourdes peines. Vingt ans plus tard, un homme a avoué être le véritable violeur. On a prouvé qu’il y avait eu une erreur judiciaire…

Plusieurs hochent la tête, on entend des « yeah ».

Et voilà que 35 ans plus tard, continue le prêcheur, l’un de ces jeunes hommes est conseiller municipal à New York. Et l’homme qui avait acheté la page de publicité dans le journal pour réclamer la peine de mort pour ces personnes quand elles étaient innocentes jusqu’à preuve du contraire, cet homme est maintenant lui-même accusé devant une cour de justice de New York… Voyez comme Dieu travaille de manière étonnante !

Thomas Bowen sourit. Il prend un pas de recul du lutrin en se dandinant pour savourer son effet et laisser à l’auditoire le temps de bien absorber l’incroyable détour des choses divines.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

La chorale de Shiloh, à Pâques

L’orgue, le piano, la guitare et la batterie prennent le relais, puis la chorale, une des plus réputées de la ville. Ils ne sont que 8 ce matin, mais ils sonnent comme 25. À Pâques, ils étaient 50 et les murs tremblaient. Certaines solistes du groupe ont déjà enregistré des disques et d’autres devraient le faire.

L’histoire de Shiloh, une des plus anciennes églises noires de Washington, est indissociable de celle des Afro-Américains de la capitale.

L’église appartenait à l’origine à des planteurs de Fredericksburg, en Virginie. « C’était une congrégation blanche, mais ils acceptaient les Noirs affranchis, m’explique Judy Williams, l’historienne de l’église. Ils emmenaient aussi leurs esclaves, et les assoyaient autour et au balcon pour les surveiller. »

En 1854, l’église a été vendue pour 500 $ à 21 anciens esclaves, et c’est devenu l’African Baptist Church. Quand la guerre de Sécession a éclaté, en 1861, les soldats de l’Union ont réquisitionné le bâtiment pour en faire un hôpital. En échange, les soldats de l’armée du Potomac ont escorté les 450 membres à Washington, où l’esclavage avait été aboli en 1862.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

L’église baptiste Shiloh de Washington

Longtemps, l’église a été au cœur de la vie du quartier Shaw. « L’église devait pourvoir à tout ce dont une personne pouvait avoir besoin : autant les loisirs pour les enfants que le logement, la nourriture et les vêtements pour ceux qui en avaient besoin », dit Mme Williams.

Shiloh, comme beaucoup d’églises baptistes, a aussi été un lieu de lutte pour les droits civiques.

Martin Luther King est venu prêcher ici, et lors de la grande marche à Washington, en 1963, l’église était un des points de rassemblement.

Judy Williams se souvient de l’assassinat de King, en 1968. « Nos cœurs étaient fendus, tout espoir d’amélioration semblait disparu, une période très sombre a suivi, la colère était partout. » À Washington comme dans plusieurs grandes villes américaines, des émeutes et des incendies ont éclaté. Elle se souvient du pasteur de l’époque, le même qui avait fait venir MLK, se promenant dans les rues pour tenter de calmer les gens.

Shiloh est célèbre pour ses choristes. Ils occupent au moins la moitié du « service », qui n’a bien sûr rien à voir avec l’austérité formatée de la « messe » catholique.

La cantatrice Leontyne Price est venue chanter ici, devant Ronald et Nancy Reagan. George Bush père a visité Shiloh. Bill Clinton est venu y prêcher en faveur d’Al Gore. Obama est venu également dans ce temple, un des plus gros en ville.

Comme bien d’autres, Shiloh perd des membres. On a vu des églises faire faillite un peu partout, et plusieurs hauts lieux de luttes politiques afro-américaines dans les grandes villes sont en difficulté. Les jeunes sont aux abonnés absents à Shiloh, sauf pour les grandes fêtes – Pâques a fait salle comble. Et puis ce quartier historiquement afro-américain se gentrifie. Les membres habitent plus loin. Il a fallu vendre des immeubles. Le pasteur Smith, à 75 ans, a annoncé sa retraite après des AVC, et on cherche un successeur.

Mais dimanche, même à 8 choristes, la chorale entonnera les mêmes hymnes comme s’ils étaient 80, et même le passant distrait dans la 9Rue entendra « Yes, He lives ! Yes, He lives ! Yes, He lives ! »