Je n’ai pas hésité une seconde quand, à la fin février, les Presses de l’Université Laval m’ont offert un exemplaire d’un livre de l’historien Richard Foltz, portant un titre qui va droit au but. Les Tadjiks.

Un sujet obscur pour la moyenne des ours, mais qui réveillait en moi mille souvenirs. Lors d’une grande tournée de l’ex-URSS en 2002, j’ai découvert la culture tadjike et l’immense legs historique de ce peuple persanophone méconnu en Ouzbékistan et au Tadjikistan. Puis plus tard, en Afghanistan.

À l’évocation du mot « tadjik », je pense d’abord à la splendeur des dômes turquoise de Samarcande et de Boukhara. Aux tables basses couvertes d’agneau grillé, de tomates cuites, de pain plat et de fruits séchés. Aux théières décorées d’une fleur de coton. À la splendeur du paysage montagneux du Gorno-Badakhchan. Aux visages lumineux de ceux et celles qui m’ont raconté leurs vies en pleine transition, en plein chamboulement.

PHOTO NATALIA KOLESNIKOVA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

L’attentat du Crocus City Hall, en banlieue de Moscou, est survenu le 22 mars dernier.

C’est tout cela que je voulais retrouver en ouvrant le livre de Richard Foltz, mais l’actualité en a décidé autrement.

Depuis que quatre citoyens du Tadjikistan ont été accusés le mois dernier d’avoir commis la terrible attaque terroriste qui a fait près de 150 morts au Crocus City Hall en banlieue de Moscou, le Tadjikistan et les Tadjiks se retrouvent éclairés par la lumière crue des nouvelles.

On a ainsi appris que la branche de Daech qui opère en Afghanistan, l’État islamique du Khorassan, recrute à travers l’Asie centrale et plus particulièrement, au Tadjikistan. Certains experts parlent d’un « vivier » d’extrémisme et de « djihadisme ».

« N’importe quelle société où quelque chose comme ça arriverait serait gênée. Dans le cas des Tadjiks, c’est triste que tout un peuple soit soudainement associé à un acte horrible », m’a dit Richard Foltz dans son petit bureau spartiate de l’Université Concordia.

Historien, le diplômé de Harvard a passé les dernières décennies à arpenter le grand monde persanophone qui s’étend de l’Iran à l’Afghanistan, avec des crochets par le Caucase. Un monde qu’il décrit dans toute sa complexité dans le livre qui vient de paraître en français et dans les onze autres qu’il a publiés préalablement.

Il y dépeint d’abord l’immense richesse de la culture tadjike, qui a été la grande gardienne du savoir islamique, littéraire et scientifique d’Asie centrale pendant des siècles, puis la marginalisation graduelle de ce peuple à partir de la soviétisation de la région dans les années 1920. Un processus qui n’a pas été freiné par la chute de l’Union soviétique et l’accession à l’indépendance de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan au début des années 1990.

En Ouzbékistan, les Tadjiks et leurs villes historiques de la route de la soie ont été absorbés par le nouveau pays indépendant majoritairement ouzbek et turcophone. Au Tadjikistan, la guerre civile des années 1990 et la mainmise sur le pouvoir par l’actuel président, Emomali Rahmon, ont plongé le pays de 10 millions d’habitants dans la pauvreté et la répression.

On estime que trois millions de Tadjiks ont dû s’exiler en Russie, où ils occupent les échelons les plus bas de la société.

PHOTO FOURNIE PAR RICHARD FOLTZ

L’historien Richard Foltz, expert du grand monde iranien, a passé beaucoup de temps au Tadjikistan. On le voit ici sur la route sinueuse qui mène à Khorog et qui longe la frontière avec l’Afghanistan.

La moitié du produit intérieur brut du pays vient du trafic d’héroïne et l’autre vient des envois d’argent des émigrants tadjiks à leur famille. Tout ce qu’il y a de richesse dans le pays est empoché par le président et ses proches.

Richard Foltz, historien

« Les Tadjiks vivent dans un pays où on leur dit qu’ils ne valent rien. Alors quand un imam leur dit qu’ils ont de la valeur, ce n’est pas surprenant que certains soient attirés par le militantisme islamiste. Des jeunes idiots sont alors utilisés comme des pions » par des organisations comme l’État islamique de Khorassan, dit l’historien qui ne mâche pas ses mots.

Les premiers contours de ces dynamiques étaient déjà visibles lors de mon séjour d’un mois au Tadjikistan en 2002. Une femme s’était littéralement jetée sur moi au milieu de la plus grande rue de Douchanbé, la capitale du pays, pour me raconter son histoire.

Elle craignait de mourir de faim avec ses quatre enfants après que son mari, qui était parti en Russie, s’était trouvé une deuxième femme là-bas, avait fondé une deuxième famille. « Aidez-nous. Notre pays tombe en ruine », m’avait-elle dit.

Si la présence turque, russe, iranienne et chinoise était évidente, celle des pays occidentaux l’était beaucoup moins dans cette période de transition postsoviétique. Pourtant, le moment était propice pour mettre sur pied des programmes de développement robustes.

Au lieu de ça, plus de 30 ans après l’établissement de relations diplomatiques avec le Tadjikistan, le Canada n’y a toujours pas d’ambassade et nos échanges commerciaux atteignent à peine 3,2 millions par année. Autant dire, presque rien. Le scénario est à peu près le même dans l’Ouzbékistan voisin. Et nous avons rompu nos liens diplomatiques avec l’Afghanistan des talibans, où l’importante minorité tadjike a perdu tout le terrain qu’elle avait gagné après 2001.

Aujourd’hui, nous voilà donc réduits au statut de spectateurs devant le morcellement d’une culture exceptionnellement riche.

L’extrémisme islamiste qui a éclaté à Moscou n’en est qu’un petit fragment.

Les Tadjiks, persanophones d’Afghanistan, d’Ouzbékistan et du Tadjikistan

Les Tadjiks, persanophones d’Afghanistan, d’Ouzbékistan et du Tadjikistan

Presses de l’Université Laval

226 pages