Quand un groupe de diplomates et d’employés du gouvernement du Canada souffrant d’un mal mystérieux qu’on surnomme « le syndrome de La Havane » ont décidé de prendre leur courage à deux mains à l’automne 2021 pour me parler de leurs déboires, ils espéraient tous que le gouvernement canadien les écouterait enfin.

Déployés dans la capitale cubaine entre 2017 et 2021, ils décrivaient avec précision le moment où ils ont entendu un bruit métallique strident qui a été suivi par un ensemble de symptômes débilitants comprenant des pertes d’équilibre, des trous de mémoire, des acouphènes et toute une panoplie de maux d’ordre neurologique. Tous ont dû se battre pour trouver des soins médicaux adéquats pour eux et pour les membres de leur famille qui ont aussi été affectés. Tous se sont sentis abandonnés par leur employeur, Affaires mondiales Canada1.

S’ils voulaient être mieux épaulés par le gouvernement, ceux qui ont témoigné désiraient encore davantage qu’on les prenne au sérieux, qu’on fasse la lumière sur ce qui leur est arrivé. Sur la source du mal.

Ils attendent toujours.

Ces témoignages me sont revenus en tête cette semaine alors que l’émission d’enquête 60 Minutes de la chaîne américaine CBS, de concert avec le magazine allemand Der Spiegel et la publication russe The Insider, dévoilait de nouvelles informations sur le « syndrome de La Havane ».

Selon les informations colligées et dont mon collègue Vincent Larouche a fait état dans nos pages mardi2, une unité spéciale du Service de renseignement militaire russe, le GRU, aurait utilisé une arme à « énergie dirigée » contre des dizaines de cibles américaines à Cuba, mais aussi en Allemagne, à Washington, en Autriche, en Australie, en Géorgie, en Chine et en Russie. Ces individus ressentent les mêmes symptômes que les employés canadiens de l’ambassade de La Havane.

Les journalistes d’enquête ont notamment trouvé un document montrant qu’un agent russe, appartenant à l’unité 29155 du GRU, a reçu un boni pour avoir testé « les capacités potentielles d’armes acoustiques non létales ». Cette même unité serait aussi responsable des empoisonnements d’un ancien espion russe, Sergeï Skripal, et de l’opposant au Kremlin Alexeï Navalny, mort en prison l’hiver dernier.

Cette information ne sort pas de nulle part. Depuis 2020, des experts de l’Académie américaine des sciences pensent qu’il est plausible que des « énergies dirigées d’ondes radio » soient à l’origine du mystérieux syndrome. Cependant, d’autres théories concurrentes, privilégiant soit la piste d’une hystérie collective, soit celle de lésions cérébrales causées par des neurotoxines liées aux pesticides, ont aussi été mises de l’avant. Ces hypothèses rivales, mais toutes imparfaites, ont fini par créer du brouillard autour de la question.

Si les États-Unis ont redoublé d’ardeur depuis l’arrivée au pouvoir de Joe Biden pour lever le voile sur le syndrome de La Havane – avec un succès limité –, le gouvernement canadien, lui, semble empêtré dans son inaction et son mutisme. On attend les résultats d’une enquête de la Gendarmerie royale du Canada depuis sept ans ! Les diplomates malades, eux, excédés, ont décidé d’amener leur employeur devant les tribunaux.

En 2022, emboîtant le pas au Secrétariat d’État américain, Affaires mondiales Canada a demandé à son personnel de surveiller l’apparition de symptômes s’apparentant au syndrome de La Havane, mais s’est justifié en disant faire preuve d’un « excès de prudence ».

Ces jours-ci, malgré les demandes de journalistes qui s’accumulent à la suite des informations révélées par 60 Minutes et ses collaborateurs, le même ministère ne répond pas.

Cette paralysie fait peur. S’il est établi que la Russie possède une nouvelle arme qui permet d’attaquer directement le cerveau de ses victimes pour les neutraliser – comme le suggèrent les dernières enquêtes –, l’heure est grave. Très grave.

Après les diplomates et les agents de renseignements, ce sont les chefs d’État, les politiciens, les généraux, les opposants politiques et les journalistes qui pourraient aussi être visés.

« Si l’histoire de 60 Minutes est vraie, les diplomates et les employés qui sont affectés sont des blessés à la suite d’un acte de guerre. Les autorités canadiennes ne semblent pas vouloir faire face à cette éventualité », m’a dit mardi Paul Miller, l’avocat qui représente les 18 employés d’Affaires mondiales Canada qui font partie de la procédure judiciaire contre le gouvernement.

Je le disais il y a trois ans et je le redis aujourd’hui : le Canada doit remuer ciel et terre pour faire la lumière sur cette affaire. Et pas seulement en attendant que les États-Unis ou d’autres gouvernements étrangers daignent faire partager le fruit de leurs investigations.

Au sein du gouvernement Trudeau, quelqu’un doit se lever et prendre ce dossier en main. Notre sécurité collective en dépend peut-être. Nos représentants à Cuba – qui ont vu leur santé, leur carrière et leur équilibre familial pris en otage – le disent depuis trop longtemps.

1. Lisez les témoignages de 2021 des diplomates et employés du gouvernement affectés par le syndrome de La Havane 1. Lisez d’autres témoignages de 2021 des diplomates et employés du gouvernement affectés par le syndrome de La Havane 2. Lisez l’article sur les nouvelles révélations