Le syndrome de La Havane, ce mal mystérieux qui affecte des diplomates canadiens et américains depuis des années, pourrait avoir été causé par une arme à « énergie dirigée » utilisée par une unité spéciale du renseignement militaire russe, selon une enquête internationale de plusieurs médias publiée lundi. Des victimes canadiennes demandent maintenant la divulgation d’informations sur cette unité dans le cadre d’une poursuite contre Ottawa.

L’histoire jusqu’ici

2016

Des diplomates canadiens et américains en poste à Cuba rapportent l’apparition soudaine de maux de tête, de bourdonnement d’oreilles, de pertes de mémoire, de troubles de concentration, de vertiges, de nausées. Dans plusieurs cas, un bruit inhabituel et une sensation de pression ont précédé l’apparition des symptômes.

2018

Le Canada évacue les familles de ses diplomates toujours postés à Cuba. Un rapport du département d’État américain mentionne que les symptômes semblent avoir été causés par « des actions ciblées ».

2019

Des diplomates canadiens déposent une poursuite de 28 millions de dollars contre Ottawa. Ils allèguent que leur sécurité a été négligée et que des informations pertinentes leur ont été cachées.

2023

Après analyse, les services de renseignements américains déclarent « peu probable » que la Russie ou un autre acteur hostile ait causé l’apparition des symptômes d’une quelconque façon.

L’enquête publiée lundi par la chaîne américaine CBS, le magazine allemand Der Spiegel et le journal russe indépendant The Insider au terme d’un an de travail cite notamment un lieutenant-colonel fraîchement retraité de l’armée américaine, qui était responsable du groupe de travail sur le syndrome de La Havane.

Cet ancien officier, Greg Edgreen, affirme être convaincu que les diplomates ont subi une attaque de la Russie, mais déplore que le gouvernement américain ait imposé un standard de preuve beaucoup trop élevé qui a empêché de montrer du doigt les responsables.

« Si j’ai tort au sujet du fait que la Russie est derrière les incidents anormaux de santé, je vais venir à votre émission et je vais manger ma cravate », a-t-il déclaré à CBS.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE LINKEDIN DE GREGORY EDGREEN

Le lieutenant-colonel à la retraite Greg Edgreen se dit convaincu de l’implication de la Russie.

L’enquête des trois médias révèle par ailleurs que des membres d’une unité spéciale du GRU, le renseignement militaire russe, ont été récompensés pour leurs travaux sur de nouvelles armes « acoustiques ». Des membres de cette unité, l’unité 29155, se trouvaient dans des villes où des diplomates ont soudainement été frappés par le syndrome de La Havane, ont pu déterminer les journalistes grâce à diverses traces documentaires.

L’unité 29155 du GRU a déjà fait la manchette parce que ses membres sont soupçonnés d’être derrière une série d’actions clandestines en Europe, notamment la tentative d’assassinat du déserteur russe Sergei V. Skripal, en sol britannique.

Deux Américains qui souffrent du syndrome de La Havane ont par ailleurs affirmé reconnaître des membres de l’unité 29155, qu’ils auraient vus rôder suspicieusement autour de missions diplomatiques américaines avant le déclenchement des symptômes.

Les trois médias relatent aussi de nouveaux cas de diplomates américains postés dans plusieurs pays qui auraient été frappés du même mal mystérieux. Lundi, un porte-parole du département de la Défense américain a d’ailleurs confirmé qu’un fonctionnaire américain qui participait à une réunion de l’OTAN en Lituanie l’an dernier avait éprouvé les mêmes symptômes inexpliqués.

« Je peux vous dire que c’est une priorité »

« Si ça s’avère, ce serait très préoccupant pour le Canada », affirme Michelle Tessier, qui a fait une longue carrière au sein du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) avant de terminer au poste de sous-directrice des opérations, il y a un an.

« Évidemment, à l’intérieur de la Russie, les gens prennent des précautions. On s’attend tous à une espèce d’espionnage de la part de la Russie. Mais de là à agir à l’extérieur de la Russie et à attaquer des diplomates : ça démontre une plus grande agressivité, si ça s’avère effectivement », affirme-t-elle en entrevue avec La Presse.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE L’UNIVERSITÉ D’OTTAWA

Michelle Tessier, ancienne sous-directrice des opérations au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS)

Mme Tessier affirme que les autorités canadiennes, qui ont été très discrètes en public à ce sujet, ont mis beaucoup d’efforts pour découvrir la source du mal qui affectait les diplomates. « Je peux vous dire que c’est une priorité, afin de mieux comprendre ce qui se passe », dit-elle.

Je sais que les États-Unis ont pris très, très au sérieux le syndrome. Toute activité de ce genre est partagée entre alliés.

Michelle Tessier, ancienne sous-directrice des opérations au Service canadien du renseignement de sécurité

Quant à une réponse éventuelle du Canada, si un pays était désigné comme coupable, ce serait au gouvernement de décider, en se basant notamment sur les suggestions du SCRS, souligne-t-elle.

« C’est certain que les services de renseignement se préparent pour avoir des informations à fournir au gouvernement et à Affaires mondiales Canada, pour leur prise de décision. Quelles sanctions, quels individus, quels diplomates, quelles compagnies : ils vont regarder la gamme des options et parler également à nos partenaires, car il y a plus d’effet si c’est fait en partenariat », explique Mme Tessier.

Au Canada, un groupe de diplomates et de leurs proches, incluant des enfants qui souffrent du syndrome de La Havane, ont déposé en 2019 une poursuite de 28 millions de dollars en dommages contre Ottawa, car ils reprochent au gouvernement d’avoir négligé leur sécurité et de leur avoir caché des informations dans ce dossier.

Les demandeurs, dont l’identité est gardée confidentielle dans le cadre de la procédure, ont demandé au gouvernement de fournir toute information détenue par les autorités canadiennes concernant l’unité 29155 du GRU. La divulgation des éléments de preuve détenus par Ottawa aux poursuivants doit être complétée d’ici le 5 avril.

Me Paul Miller, l’un des avocats qui représentent les diplomates, affirme que ses clients ne peuvent pas discuter avec lui de tout ce qu’ils savent, car lui-même ne détient pas une cote de sécurité gouvernementale pour accéder à des dossiers sensibles liés à la sécurité nationale.

Il a tout de même discuté avec eux des récents reportages sur le sujet. « Ils ont formulé certains commentaires, à l’effet qu’ils ne connaissaient pas spécifiquement l’unité 29155, mais qu’ils connaissaient le GRU et qu’ils n’étaient pas surpris », a-t-il expliqué à La Presse.

« Une accusation sans fondement », réplique Moscou

Moscou a rejeté lundi toutes les allégations qui relient la Russie à cette affaire comme étant « sans fondement ».

PHOTO ARCHIVES REUTERS

Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin

« Ce sujet a été gonflé dans la presse depuis plusieurs années déjà. Et depuis le début, c’est souvent associé à la Russie », a déclaré le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, lors d’une conférence de presse.

« Mais personne n’a jamais publié de preuve convaincante, donc tout cela n’est rien d’autre qu’une accusation sans fondement », a-t-il déclaré.

Affaires mondiales Canada n’a pas répondu à nos demandes de commentaire à ce sujet lundi.

Avec l’Agence France-Presse