Pourquoi on en parle
Levan Khabeichvili est devenu cette semaine le visage (tuméfié) de la résistance proeuropéenne en Géorgie. Ce député issu du principal parti de l’opposition a été battu par les forces de l’ordre pendant les manifestations quotidiennes qui ont rassemblé des milliers de personnes – majoritairement des jeunes – dans les rues de la capitale, Tbilissi.
La police a violemment réprimé le mouvement par des arrestations, des gaz et des balles de caoutchouc. « Regardez-moi ! Ce que vous voyez, ces traces sur mon corps, ce sont les traces de la Russie », a déclaré M. Khabeichvili dans un discours devant le Parlement.
Les raisons de la colère
Les manifestants s’opposent vigoureusement au projet de loi sur l’« influence étrangère », adopté mercredi en deuxième lecture. Cette loi prévoit que les ONG ou les médias géorgiens recevant plus de 20 % de leur financement de l’étranger devront désormais s’enregistrer en tant qu’« organisation poursuivant les intérêts d’une puissance étrangère », sous peine de tomber dans l’illégalité. Le gouvernement assure que cette mesure est destinée à obliger les organisations à être plus « transparentes ». Ses détracteurs y voient surtout la copie conforme d’une loi russe, utilisée depuis des années par le Kremlin pour persécuter les voix dissidentes. D’où son surnom : la « loi Poutine ».
Un déclencheur
Ce n’est pas la première fois que le parti au pouvoir, le Rêve géorgien, tente de faire adopter ce texte controversé, perçu comme une entrave aux aspirations de Tbilissi d’adhérer à l’Union européenne (UE). Un projet de loi semblable avait été abandonné il y a un an à la suite des pressions de la rue, avant d’être remis sur la table début avril par le parti au pouvoir. Plus que la loi elle-même, c’est cette « insistance » qui inquiète les Géorgiens, explique Maria Popova, professeure de science politique à l’Université McGill. « Le gouvernement montre qu’il est clairement motivé à aller en direction de la Russie, explique-t-elle. C’est pour dénoncer cela que les gens sont dans la rue. Le projet de loi n’est qu’un déclencheur. »
Un « Rêve géorgien »… qui tend vers Moscou
Selon un sondage du National Democratic Institute mené il y a un an, 82 % de la population géorgienne serait en faveur d’une adhésion à l’UE. Le pays a postulé pour son membership dans les jours suivant l’invasion de l’Ukraine, et a été officiellement admis comme « candidat » il y a cinq mois, en décembre 2023. Or, même s’il a été élu sur ses promesses d’une politique équilibrée entre l’Occident et la Russie, il semble que le parti Rêve géorgien penche de plus en plus lourdement vers Moscou. L’oligarque Bidzina Ivanichvili, cofondateur, président d’honneur, commanditaire principal du parti et de facto leader du pays, a d’ailleurs livré en début de semaine un discours hostile, accusant les Occidentaux, l’opposition et la société civile géorgienne de nuire à la « souveraineté du pays », et menaçant les voix dissidentes de représailles, ce qui a rallumé la mèche de la contestation.
L’Occident a la Géorgie à l’esprit
La loi sur « l’influence étrangère » a été vivement critiquée par les Occidentaux. Les États-Unis se sont dits « profondément préoccupés » par « les conséquences qu’elle pourrait avoir en termes d’étouffement de la dissidence et de la liberté d’expression », alors que la France a réitéré sa « vive inquiétude » devant la répression des manifestations. L’Union européenne a condamné, de son côté, la « violence » de la police et appelé la Géorgie à « garder le cap » vers l’Union européenne. Enfin, le haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Volker Türk, a demandé le « retrait » du projet de loi et exhorté les autorités géorgiennes à « engager un dialogue, notamment avec la société civile et les médias ».
Des élections et plus de répression ?
Ces troubles surviennent à quelques mois d’élections législatives prévues en octobre, considérées comme un test important pour la démocratie dans cette ex-république soviétique habituée aux crises politiques. Pour Maria Popova, l’avenir à moyen terme s’annonce donc crucial, alors que les deux camps semblent déterminés à aller de l’avant. « On est dans la même situation que l’Euromaidan en 2014, en Ukraine. Je crois qu’on va continuer à voir des manifestations intenses pour réclamer la démission du gouvernement. L’inquiétude est que celui-ci ne tombe en mode autocratique et dans la répression, maintenant qu’il a clairement affiché ses couleurs. Voyant que l’opposition s’amplifie, ils ne vont pas prendre le risque d’attendre l’élection et pourraient profiter des prochaines semaines pour supprimer le mouvement. »
Le texte controversé doit faire l’objet d’une troisième lecture au Parlement « vers la mi-mai » et être ratifié par la présidente Salomé Zourabichvili. Opposée à la loi, cette dernière mettra vraisemblablement son veto, mais le parti au pouvoir dispose d’un nombre de sièges suffisant pour passer outre. Rien n’exclut toutefois des dissensions au sein de la majorité, certains députés refusant « d’aller contre ces immenses foules », conclut l’experte. D’où l’importance, pour les manifestants, de ne pas relâcher la pression jusqu’au jour J, avec tous les risques que cela suppose.