(Kyiv) Depuis la naissance de sa fille, il y a dix mois, Rouslane Kozatchok ne la quitte pratiquement jamais.

À l’hôpital, la petite Isabella a connu les bras de Rouslane avant ceux de sa mère. Récemment, il a aidé la petite à faire ses premiers pas.

Mais il ne l’a jamais vue.

Trois mois avant qu’Isabella naisse, M. Kozatchok, 47 ans, a perdu la vue quand des éclats d’un obus russe lui ont transpercé le côté gauche du crâne à Tchasiv Yar, la petite ville où il combattait dans l’est de l’Ukraine.

Auparavant, M. Kozatchok était tatoueur, dans son propre salon. Sa blessure l’a privé de son métier, de ses loisirs, de tout ce qu’on fait avec ses yeux. Y compris voir sa fille grandir.

La guerre sanglante déclenchée par la Russie tue et blesse des soldats ukrainiens tous les jours, créant une génération de jeunes mutilés. Comme M. Kozatchok, beaucoup s’étaient portés volontaires dès l’invasion en 2022.

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Rouslane Kozatchok, dans la salle d’attente de l’organisme Port, à Kyiv, qui aide les anciens combattants aveugles et leurs familles à s’adapter

Les blessures aux yeux sont fréquentes. Au moins 1000 soldats ont perdu la vue depuis l’invasion, affirme la députée Anna Purtova, qui défend les intérêts des soldats rendus aveugles. Selon Tatiana Litvinenko, directrice de l’ophtalmologie d’un hôpital de Kyiv qui soigne soldats et civils, les 30 lits de son service sont toujours occupés.

La médecine moderne permet de mieux traiter les blessures de guerre, notamment grâce aux nouvelles prothèses. Mais il y a peu de recours pour ceux qui deviennent aveugles et doivent s’adapter à un monde sans vision. L’Ukraine ne s’est pas encore adaptée à leurs besoins. Les chiens d’aveugle sont rares, bien des passages piétonniers n’ont pas de signal sonore et les automobilistes se garent souvent sur les trottoirs.

Certains jeunes démobilisés doivent en plus apprendre à être père sans vision.

Rouslane, Yioulia et Isabella

Sept ans avant la guerre, M. Kozatchok et Yioulia, une employée de banque, rêvaient de fonder une famille. Yioulia était enceinte de six mois lorsqu’elle a rendu visite à son mari à l’hôpital et lui a répété ce que les médecins lui avaient annoncé : sa vue ne reviendrait pas.

La blessure à la tête de M. Kozatchok aurait pu être fatale. Il a perdu un œil sur le coup. Il a pu ramper jusqu’à un point d’évacuation, où il a perdu connaissance. Il a survécu, mais s’est réveillé à l’hôpital dans une lumière floue qui s’est vite éteinte complètement.

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Rouslane Kozatchok tient sa fille, Isabella, durant une promenade avec sa femme, Yioulia Bespala, à Kyiv.

Ce terrible deuil a duré des mois. « Chaque jour, je cherchais un sens à ma vie, dit-il. C’est comme se battre contre soi-même. »

Puis Isabella est née. À l’hôpital, Yioulia lui a décrit leur fille : peau rose, cheveux roux, yeux d’un bleu éclatant.

« Quand elle a dit “yeux bleus”, j’ai fondu », a déclaré M. Kozatchok. Il sait que ses cheveux ont blondi depuis, et il aime s’imaginer cela aussi.

« Je tâte doucement son visage et je me le représente dans ma tête », a-t-il ajouté « Je touche souvent son visage. »

Être père « est probablement ce qui l’a gardé en vie », confie Yioulia.

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Rouslane Kozatchok a trouvé un défi dans l’escalade, qui l’aide à rester en forme et actif.

M. Kozatchok cherche encore un travail lui permettant d’exprimer sa créativité. Mais il a trouvé un défi dans l’escalade, un sport qu’il ne pratiquait pas avant de perdre la vue. Il fréquente avec assiduité une salle multisports à Kyiv. Le propriétaire, qui l’accompagne au mur d’escalade, l’oriente à voix haute, prêtant ses yeux au soldat aveugle pour le diriger sur les motifs colorés qui guident les autres grimpeurs.

M. Kozatchok dit qu’il doit rester en forme et actif, pour lui-même et pour Isabella : « Tout père veut être un bon exemple pour son enfant. »

Denys, Olésia et leurs deux garçons

Denys Abdouline, 35 ans, avait déjà deux fils quand il s’est enrôlé en mars 2022, quittant Bila Tserkva, une petite ville près de Kyiv.

Sa femme, Olésia, a emmené les enfants en Lituanie pour les mettre à l’abri.

En avril, M. Abdouline et sa brigade ont été encerclés à Sievierodonetsk, dans l’est du pays, sous le feu de l’artillerie et de l’aviation russes.

M. Abdouline s’est mis à couvert dans un bâtiment. Il n’a pas entendu le drone qui a repéré son groupe, ni le sifflement de l’obus. Un éclat de shrapnel lui a traversé le crâne par l’oreille gauche, sortant par l’œil droit. Les soldats dans le bâtiment, tous blessés, se sont soignés les uns les autres comme ils ont pu en attendant d’être évacués.

Dans un hôpital de Dnipro, M. Abdouline a attendu des jours avant qu’on change ses bandages. Finalement, il a été envoyé à Kyiv, où Olésia a emmené leurs fils, Vadym et David, pour lui rendre visite.

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Denys Abdouline serre dans ses bras son fils de 9 ans, Vadym, sous le regard de sa femme, Olésia.

Même s’il ne pouvait pas les voir, leur innocence face à ses blessures l’a rempli d’espoir. L’un d’eux s’amusait en roulant dans son fauteuil roulant, l’autre appuyait sur les boutons du lit d’hôpital. « Je ne peux pas expliquer ce bonheur », a-t-il lancé.

Les garçons avaient 7 et 4 ans quand il les a vus pour la dernière fois, en 2022. C’est ainsi qu’ils resteront dans son esprit.

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Denys Abdouline, ici dans un parc de Kyiv, garde l’espoir de recouvrer la vue.

« Je suis très reconnaissante qu’il ait pu les voir », a raconté Olésia dans leur salon, un après-midi d’avril, alors que les garçons couraient en jouant. « La couleur de leurs yeux, leur silhouette, leurs traits. Il les a vus en vrai ».

Les garçons ne comprennent pas pleinement la cécité de leur père. Un jour, David, le plus jeune, a pris un œil de verre de son père et l’a fixé à la tête de sa pieuvre rouge en pâte à modeler. Ils lui montrent des livres et des images. Parfois, ils lui demandent d’assembler un jouet, ce qui le frustre. Il aimerait pouvoir leur apprendre la boxe, son sport favori.

« On n’a pas expliqué toute la situation, dit Olésia. On leur dit qu’il a été blessé à la guerre. »

Avant la guerre, Denys Abdouline travaillait dans un entrepôt, un travail qu’il ne peut plus faire. L’an dernier, il a suivi une formation de massothérapeute chez Port, un organisme fondé par la députée Anna Purtova et qui aide les anciens combattants aveugles à s’adapter. Pour l’instant, Abdouline emprunte un local pour servir ses quelques clients. Il espère ouvrir son propre studio.

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Denys Abdouline a suivi une formation de masseur après avoir perdu la vie. Son nouveau métier lui donne un but, ce qui l’aide dans sa difficile adaptation.

Avant le cours de massage, il n’avait « aucune idée de ce qu’un aveugle pouvait faire ».

Son nouveau métier lui donne un but, ce qui est une grande aide dans sa difficile adaptation. Olésia a dû le réconforter lors de crises de panique à cause de sa cécité. Il faisait aussi des cauchemars. Même les bons rêves « finissent toujours mal », dit-il : il se réveille aveugle.

Il vient d’être opéré pour préparer les orbites de ses yeux à des implants oculaires qui réduiront le risque d’infection et auront l’apparence d’yeux naturels, mais il garde l’espoir de recouvrer la vue : « Je ne veux pas être aveugle toute ma vie. »

Ivan, Vladyslava et Sviatoslav

Ivan Soroka, 27 ans, et Vladyslava, 26 ans, se sont connus en ligne en avril 2022. Sur des positions militaires près de Kyiv, il grimpait aux arbres pour trouver le signal permettant de lui écrire. Dès leur première rencontre en vrai, « j’ai eu le coup de foudre pour ses yeux verts », raconte-t-il. En mai, ils se sont fiancés. En partant pour le front en juin, « j’ai promis que je reviendrais ».

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Ivan Soroka et sa femme Vladyslava, chez eux à Kyiv, le 4 avril. Vladyslava était alors à son neuvième mois de grossesse.

En août, l’unité de M. Soroka battait en retraite près de Bakhmout. Un obus de mortier est tombé entre lui et son ami Ioura. L’explosion a tué Ioura, faisant une veuve et deux orphelins, et a blessé Soroka gravement au visage et aux jambes. Il a aussi perdu l’usage de ses deux yeux.

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Vladyslava et Ivan à l’hôpital le 19 avril pour un examen médical, un mois avant la naissance prévue de leur enfant.

Sa plus grande crainte, dit-il, était d’être un fardeau pour Vladyslava. Sa plus grande surprise fut sa déclaration : ils surmonteraient leurs difficultés à deux, a-t-elle affirmé. Ils se sont mariés en septembre dernier.

Le mois dernier, entre deux alertes aériennes à Kyiv, Vladyslava a donné naissance à un garçon. C’était la première fois que le médecin accouchait une femme dont le bébé a un parent aveugle. Il a placé les ciseaux dans la main d’Ivan Soroka, qui a coupé le cordon ombilical.

Ils ont choisi le prénom Sviatoslav.

Trois jours après, parents et amis – dont certains frères d’armes – sont venus féliciter les nouveaux parents avant leur retour à la maison. Ivan Soroka tenait son fils avec précaution, soutenant le nouveau-né avec les mêmes mains qui avaient tenu un fusil d’assaut.

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Ivan Soroka tient son fils nouveau-né à la maternité.

C’est effrayant de tenir un bébé dans ses bras. Peut-être pas si vous pouvez le voir. Mais si vous ne pouvez pas le voir… ces mains si petites, ces jambes si petites.

Ivan Soroka

Excellente chose que ce soit un garçon, ont déclaré les visiteurs. Sviatoslav ressemble à son père.

Et l’Ukraine manque d’hommes.

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