Le triste épisode de la censure du livre La Caisse dans tous ses états démontre la nécessité d'assurer une protection significative contre la censure préalable. Au Québec, les gestionnaires des entreprises et des organismes publics ont la liberté de dépenser les biens de la collectivité pour entreprendre des poursuites contre ceux qui sont en désaccord avec leurs décisions.

Utilisant l'argent de l'ensemble des citoyens qui y versent une partie de leurs épargnes, les autorités de la Caisse de dépôt servent à l'éditeur une mise en demeure visant à s'opposer à la parution d'un livre critique sur certains aspects de la gouvernance de l'institution publique. Dans cette mise en demeure, il n'y a pas de démonstration que le livre comporterait des affirmations fautives; uniquement des allégations de propos «vexatoires» et possiblement embarrassants pour certains gestionnaires.

 

N'ayant pas les moyens de soutenir une bataille judiciaire, l'éditeur s'empresse d'obtempérer et demande à ses distributeurs de retirer les exemplaires du livre déjà en librairie. Ce phénomène est désigné aux États-Unis par l'expression «effet réfrigérant» sur la liberté d'expression: sans même à avoir à démontrer en quoi le propos est abusif, on censure! Sans même que les juges aient été invités à déterminer si le contenu de l'ouvrage enfreint quelque loi, le public aura été privé d'un regard critique sur une institution publique. Les tribunaux américains ont cherché à enrayer la tentation de se servir du droit à protéger sa réputation pour museler l'expression légitime des autres. Au Canada, on choisit de célébrer béatement le droit à la réputation sans se préoccuper des dérives qu'il permet.

Les législateurs et certains défenseurs des droits de la personne tolèrent le déséquilibre en faveur du droit à la réputation invoqué par ceux qui ont intérêt à faire taire les critiques. L'étendue excessive que l'on accorde au Québec au droit à la réputation permet pratiquement d'intenter un recours à l'encontre de tout propos qui nous déplaît ou que l'on souhaite réduire au silence. À l'égard des personnalités publiques, il est difficile de départager ce qui relève de la juste critique et ce qui constitue de la diffamation. Cette ambiguïté joue invariablement contre l'exercice de la liberté d'expression. Il est grand temps que l'on balise le droit à la réputation en limitant son application aux seuls propos diffusés de mauvaise foi ou par incurie.

L'épisode récent de la mise en demeure à l'encontre du livre de Mario Pelletier sur la Caisse de dépôt illustre la démesure que prend le droit des entreprises de faire taire ceux qui les critiquent. Les droits qui limitent la liberté de s'exprimer doivent être définis de façon suffisamment nuancée pour ne pas servir de prétexte à n'importe quelle tentative de museler les points de vues opposés. Il est grand temps d'abandonner des lieux communs au sujet de la nécessité de garantir le «droit à la réputation» des personnes et de s'assurer que celui-ci cesse d'être utilisé comme un ciseau de censure à la disposition de ceux qui ont les moyens (les leurs... et souvent ceux des autres!) de faire taire les critiques.

Pierre Trudel

L'auteur est professeur de droit de l'information au Centre de recherche en droit public à la facultéde droit de l'Université de Montréal.