Je n'ai pas beaucoup écrit sur ce sujet parce qu'au fond de moi, je ne crois pas être entendu ni écouté. À quoi bon, si tout le monde s'en fout ?

Je suis médecin de famille depuis plus de 10 ans. Presque 15 ans, si on compte mes années de résidence. Jamais je n'ai autant souffert...

Ma grand-mère, qui était sage-femme, a procédé à l'accouchement qui m'a vu naître dans un petit village en Haïti. J'ai survécu alors que d'autres enfants du même âge sont morts.

J'ai grandi à Montréal-Nord, dans le même quartier pauvre que le chef du premier gang de rue du Québec. Je suis devenu médecin après avoir fait 11 ans d'université, en comptant un baccalauréat en psychologie.

Durant mes études, ma blonde de l'époque, aussi médecin, s'est suicidée. C'est pour ça que je veux aider ces gens qui souffrent tant que la mort semble faussement comme une solution.

Je suis un médecin lent. Je vois de 15 à 20 patients dans le sans rendez-vous quand des collègues, que j'admire d'ailleurs, en voient le double.

Parce que je suis un médecin lent, j'ai volontairement choisi des patients lents. Trop souffrants pour courir. Ceux qui supportent matin et soir des douleurs chroniques invisibles aux scans. Ceux qui luttent contre la maladie mentale. Ceux qui vivent dans la peur. La peur d'une rechute du cancer. La peur d'une autre crise cardiaque. La peur de retomber dans l'enfer de la toxicomanie. Je baigne dans un déluge de souffrances quotidiennement et je tente d'aider ces patients à garder la tête au-dessus de l'eau. Parfois j'y arrive. Parfois j'échoue. Toujours, je me souviens. En particulier de mes échecs. Parfois, seulement de mes échecs.

Oui. Je suis ce mauvais médecin qui vous a fait attendre trop longtemps dans la salle d'attente.

Je me lève tous les jours, avec cette vieille douleur héritée d'un accident de voiture. Et comme tous mes collègues, je laisse de côté ma souffrance pour pouvoir respecter mon serment d'aider mes patients.

Je suis un mauvais médecin parce que ces temps-ci, j'éprouve plus de difficultés à empêcher cette souffrance de polluer mon travail, ma vie de couple. Mon rôle de père.

IL FAUT UN MÉCHANT

Tous les travailleurs de la santé souffrent. Incluant les médecins et leurs familles. Nous sommes toutefois les seuls à porter l'odieux de tout ce qui va mal dans le système de santé. Parce qu'il faut un méchant. À coup de statistiques et d'anecdotes sur des médecins « crosseurs », on vous a dressé un portrait qui ne ressemble à aucun médecin que je connaisse. J'ai travaillé en Gaspésie, à La Tuque et maintenant à Terrebonne.

Jamais, je ne serai un médecin productif. Jamais je ne verrai 20 personnes par jour, comme ce radiologiste devenu ministre de la Santé le voudrait. Pour ça, je suis un mauvais médecin.

Jamais je n'aurai 2000 patients à ma charge. Comme les journalistes et chroniqueurs vous l'ont expliqué, c'est en partie de ma faute si tant de Québécois sont encore sans médecin de famille. C'est pour ça que je mérite qu'on dénigre mon métier et qu'on me punisse. C'est pour ça que je mérite qu'on m'enlève des privilèges dont tous les médecins des autres provinces canadiennes profitent.

Je ne pourrai pas aider à vider le guichet d'accès à un médecin de famille, car il est inutilisable pour quelqu'un comme moi. Dans ce site, il est impossible de ne sélectionner que des patients malades.

Par principe, je refuse de prendre en charge des personnes en bonne santé.

Un pompier vient en aide d'abord à ceux qui sont les plus en danger. Je suis un pompier qui passe ses journées à éteindre des feux, armé seulement d'un verre d'eau.

Combien d'entre vous connaissent le contenu de la loi 20 adoptée par le gouvernement Couillard ? Si cette loi visait d'autres professionnels, elle provoquerait un tollé. Jamais elle n'aurait pu être adoptée. Pour paraphraser le Conseil du statut de la femme : « Bien que discriminatoire [...] cette loi est acceptable, parce qu'elle vise un groupe de privilégiés. » Cette loi pénalisera tous les médecins, bons comme mauvais. Elle fera souffrir encore plus ceux qui, un jour, devront peut-être tenter de vous empêcher de vous noyer dans la souffrance.

Je m'excuse, cher lecteur, pour le ton amer. Je te remercie de m'avoir lu. C'est beaucoup. Pour quelqu'un comme moi, c'est inespéré. Ne t'en fais pas. Je retourne à mon silence. Mon rôle est d'écouter pas de me plaindre.