Dans une récente lettre d'opinion publiée dans le New York Times, le ministre Jean-François Lisée défendait les mérites de la Charte des valeurs de son gouvernement. Il vantait les vertus d'une laïcité stricte, l'opposant aux ratés du multiculturalisme en Europe. M. Lisée se demandait également pourquoi ceux et celles qui critiquent vivement l'interdiction du port de symboles religieux dans la fonction publique ne s'offusquent pas avec autant de vigueur devant l'exigence de neutralité politique déjà imposée aux agents de l'État.

Si les fonctionnaires doivent déjà s'abstenir d'afficher leurs couleurs partisanes au travail, pourquoi ne pourraient-ils pas laisser leurs symboles religieux ostentatoires à la maison? Son analogie, quoiqu'elle ne soit pas sans valeur, ne tient pas la route.

D'abord, il paraît absurde d'insinuer que la renonciation au port d'un symbole faisant partie intégrante de la foi relève du même sacrifice que le devoir de réserve politique. Le fonctionnaire se rendant au travail sans son t-shirt du PQ a-t-il vraiment l'impression d'être forcé de trahir ses convictions politiques intrinsèques? J'en doute. De plus, il existe une différence fondamentale entre la neutralité politique et la neutralité religieuse dans le contexte de l'administration publique qui compromet l'argument de M. Lisée.

La fonction publique est foncièrement laïque parce que rien ne la rattache à une religion en particulier. En revanche, elle est inévitablement associée à une idéologie politique, relevant ultimement du parti au pouvoir, qui doit s'efforcer de garder son mandat exécutif et ses champs d'intérêt électoraux séparés. À titre d'exemple, les ministres sont d'abord et avant tout des agents du Parlement et doivent quotidiennement composer avec l'équilibre délicat de leur mandat d'élu et de leurs fonctions de décideur administratif. Il n'y a donc pas, sur le plan institutionnel, de séparation étanche entre le législatif et l'exécutif.

La neutralité apparente

De cette mince et inévitable convergence des pouvoirs découle la nécessité de maintenir des institutions d'apparence neutre. Le devoir de réserve politique des fonctionnaires ne résulte pas de la présomption que tout individu ayant une appartenance partisane serait incapable d'exercer ses fonctions dans la neutralité requise. Il est plutôt fondé sur la nécessité d'éliminer toute appréhension d'ingérence du parti au pouvoir dans la mise en oeuvre de politiques neutres.

Nos représentants législatifs écrivent, débattent et votent des lois conformément à leurs lignes de parti et leurs idéologies politiques, faisant toutefois abstraction de toute conviction religieuse. Pour cette raison, et le Parti québécois en convient désormais, les signes religieux n'ont pas leur place dans le Salon bleu de l'Assemblée nationale. Une fois promulguées, cependant, ces lois sont appliquées dans la neutralité. La confiance des citoyens et des citoyennes en leur démocratie en dépend, tout comme l'assurance que les emplois gouvernementaux sont accordés sur la base du mérite et non de la connivence partisane.

Comme la religion n'intervient pas dans le processus législatif d'un gouvernement laïque, il n'y a pas lieu de dissimuler la foi du fonctionnaire. Ses convictions religieuses n'étant sous-jacentes à aucune loi, elles ne peuvent intervenir dans l'exercice permis de ses fonctions.

L'appréhension de prosélytisme, contrairement à l'appréhension de partialité politique, n'est donc pas fondée sur un risque intrinsèque aux rouages parlementaires, mais relève plutôt d'une présomption erronée d'inconduite du fonctionnaire. C'est donc dans cette distinction fondamentale que s'effondre l'analogie de M. Lisée.

Rappelons-le: l'exécutif obéit au législatif; le législatif forme l'exécutif. La seule façon d'assurer la stabilité et l'efficacité d'un gouvernement responsable est de consolider une fonction publique neutre qui, bien que chapeautée par l'un, est imperméable à l'autre. Cette nuance théorique toute simple gagnerait à être abordée davantage, au détriment, espérons-le, d'arguments identitaires enflammés qui appauvrissent le débat politique et minent la cohésion sociale.

Une certitude: la laïcité de l'État ne requiert fondamentalement pas la laïcité individuelle de ses fonctionnaires. À ce jour, aucune étude ne nous a démontré le contraire. Une deuxième certitude: la population québécoise vaut mieux que les leurres qu'on lui sert.